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Critique de vibrelivre


Pour personne
Cédric Demangeot
dessins d'Ena Lindenbaur
L'Atelier contemporain, 2019, 128p


Ce livre n'avait pas attiré le lecteur .
Le colis est venu chez moi, merci à Babelio et à Masse Critique.
A l'ouvrir, le livre est beau, avec une reliure solide. La typographie, la mise en page, sont élégantes. L'atelier contemporain fait du beau travail. Les dessins, presque informes, avec des taches et des traits, laissent malgré tout surgir une forme, et illustrent en harmonie le propos de l'auteur, un poète né en 74, en déroute d'écriture et d'être, et le texte, qu'on pourrait qualifier d'anti-récit.
Le texte, « de l'intérieur » de soi « vers l'extérieur » peut provoquer des malentendus -et je n'ai pas tout entendu- comme le précédent qu'a publié Demangeot, et peut- être tomber des mains de certains lecteurs.

L'auteur est résolument dans le discontinu, ou plus sûrement dans le refus de la continuité. Il a cessé d'apprécier les lectures linéaires. Il pourrait faire une belle fiction fantastique ou un conte philosophique subtil, mais il préfère voir où le mène une écriture qui vague ou une littérature de l'inquiétude. Il connaît son point d'arrivée, sait par où il ne veut pas aller, mais cherche jusqu'à épuisement et presque démission et dégoût temporaire des lectures fragmentaires et aléatoires, en plus il a mal aux dents, comment atteindre son but ambitieux.
Il faut « assoiffer l'habitude et le visible ». L'auteur veut inventer, il célèbre la toute puissance de l'imagination, qui est la partie vraiment vivante de la vie, qui est la vie. C'est ça, le but de Demangeot, rester et être vivant. La vie « vibre sans fin en son plus haut point ». Dans un musée, ce sont « les seules vagues du désir vivant dans l'air » vers lesquelles son personnage se porte. C'est pourquoi Demangeot loue la magie du hasard et du fragment, qui cède toute la place à l'imagination, il requiert un lecteur qui sache imaginer un personnage malgré le peu qu'on dit de lui, avec qui l'auteur cheminera un temps, et qu'il quittera, comme une route choisie.
Il refuse le parler des parleurs, des linguistes et des inconscients, qui font des mots des morts, tandis qu'il revendique une eau vitale.
Quand on donne à l'écriture un sujet, on risque des cadavres de prose. Alors Demangeot offre un ouroborécit, ouroboros étant le tourbillon inépuisable de la mortalité. Tout homme qui vit allant vers sa mort, doit être uniquement vivant pendant son temps mortel. Alors l'auteur « tente de maintenir un corps -jamais localisé mais corps- dans le mouvement perpétuellement décentré de [s]a pensée », bouge, explore son intérieur et son extérieur ; retourné comme un gant l'intérieur est vivant dehors- en laissant sa peur de côté, s'essaie à différents types d'écriture, le journal, la lettre, la digression, le fragment, le poème, mais un poème qui est « comme un sonnet », emmenant dans le sale et le sali, avec « Icare et les rats », dont les sonorités mordent déjà, ou un poème libre à vers très courts, les vers étant « des maladies », qui décrit la situation dans laquelle il se trouve, une saison sèche . C'est sans doute pourquoi Demangeot a souvent recours à l'humour quand il joue avec les mots
à l'intention des patients pour les faire patienter
et les fantaisies qu'ils permettent
presque rousse elle passe petite
les trompe-oreilles
L'été me tue, me tête et me tait
et les prosaïsmes
Tout est toujours très propre chez les dentistes comme dans les hôpitaux. C'est put-être pour pouvoir repérer plus facilement les sauts de puce du moindre microbe.
Il n'use pas de la double négation, comme pour rendre la langue roturière, voire vilaine, et interroger constamment l'écriture pour qu'elle ne soit pas emprisonnée dans des codes.

Cédric Demangeot veut « dire non à l'empire de l'histoire et du style, aux domesticités ». « Se méfier aussi du poème ». Il pourrait se donner au silence, en tout cas, « excès taira », etc, « Le silence/ est une densité/Est une faille/Est une perte/de qualité/Un mot/de trop ; mais « quand on a tout dit ou presque, il reste toujours le presque et c'est ça qu »'il « veu »t « dire ». Il lui reste donc encore à inventer, « après quoi il pourra dormir l'oeuvre ».

C'est un livre en deux parties, la première présentant l'écrivain écrivant, et réfléchissant sur ce qu'il veut faire et s'interrogeant sur sa conception de l'écriture ; le lecteur a droit à une série de métamorphoses, le changement permanent rendant impossible une histoire suivie, sa logique et son déroulement : ainsi sort un chien, qui devient pantin à chapeau, qui pourrait être chapelier ou chamelier, ou … figuier, mais « je veille à ne pas faire trop longtemps le figuier. Sinon on n'avance pas. » L'auteur continue sa marche, et le lecteur voit sa route fermée. le pantin prend de la consistance, arrive à l'état d'homme inapte, et d'homme qui porte un nom ou une absence de nom, jean personne et sans majuscules. L'auteur renvoie à Baudelaire, à Musil, à von Hoffmannsthal et à Walser, alias Pierre Debout, un ami de jean personne, et choisit bien sa compagnie, les fondateurs de la modernité littéraire, excusez du peu. La seconde partie, écrite en italiques, est plus centrée sur l'auteur, en plein désarroi- ivre, il est une vitre éclatée. Ou plutôt l'éclatement d'une vitre sur le vide/mitoyenne d'un vide intérieur et d'un vide extérieur- qui n'arrive pas à grand-chose, et qui finit par trouver sa voie .
Mon image éclate, mais de l'éclatement se recompose... aujourd'hui la première fois que je vois mon image
L'auteur se fond dans le personnage de jean personne. La fin de cette partie rejoint pile poil le début de la première avec la réapparition du chien, et illustre ce mouvement de tourbillon qui fait que la vie ne cesse jamais.

C'est une écriture qui sait ce qu'elle veut. Elle revivifie des expressions toutes faites auxquelles on va faire rendre leur sève. Il n'est pas sûr que ce projet ambitieux, comme celui d'un Faust ou d'un Gray, retienne un grand nombre de lecteurs. La lecture d'Alexandre Battaglia, qui n'est pas loin de là inintéressante, rappelle ces longs textes qui tentent d'expliquer une oeuvre conceptuelle, qui n'émeut pas immédiatement. La plupart des lecteurs aime qu'on leur raconte des histoires, et qu'ils puissent s'identifier aux héros. Mais l'auteur, qui se crée sa passante à lui, le sait, d'où le clin d'oeil de son titre Pour personne. Mais personne, c'est presque quelqu'un, et un qui aime les périples et les obstacles.
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