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Critique de laurentlefils30


Hongrie 1948. Une jeune chienne apparait un soir dans le jardin des Ancsa, couple de quinquagénaires (il a cinquante ans et elle quarante cinq) dont le fils unique est mort à la guerre et qui, dans l'attente de l'attribution d'un appartement à Budapest, vit dans une campagne proche de la capitale. Talentueux ingénieur des mines, monsieur occupe un poste important lui procurant l'humble fierté de participer à la reconstruction de son pays et à l'édification d'une société meilleure. L'irruption de Niki dans la vie des Ancsa, toute vouée à leur deuil et à leurs responsabilités sociales de communistes méritants, est d'abord pour eux un embarras, la promesse d'un déséquilibre, un risque malvenu de surcharge sentimentale et financière. Sauf que l'animal est malicieux et leur résistance faible : leur « opposition avait des bases théoriques, et sans doute est-ce pour cette raison qu'elle n'atteignit jamais un degré suffisant d'efficacité ». Cette seule phrase est un exemple merveilleux de l'humour lucide et contestataire de Déry. Las ! les Ancsa rachèteront la chienne à ses mauvais maîtres pour l'adopter définitivement.

Tel est le prétexte d'un court récit (150 pages) émouvant et drôle qui oscille sans cesse entre la description, l'impertinence et un éloge de l'intime valant comme un pathétique hommage aux braves gens.

La précision descriptive de Déry est saisissante, véritable fontaine à hypotyposes dont la véracité finit par constituer un tombeau de Niki dans lequel l'oraison abstraite aurait cédé la place à la création, criante de vérité, d'un éthologue vidéaste. Il n'y a pas tant de textes que cela dans lesquels on voit, vraiment voir avec les yeux, ce que l'on lit. On aura rarement, on n'aura peut-être jamais vu un chien de papier si vrai, si vivant que ce chien-là, un chien si confondant de caninité évidente et qui, par là, s'éloigne de ces chiens prétextes à d'… humaines animosités comme ceux d'Octave Mirbeau ou d'Anatole France. Exemple parmi bien d'autres : la scène – oui la scène – de Niki regardant sans comprendre le bras tendu de l'ingénieur désireux de la chasser est un modèle d'observation, une performance d'exactitude et une prouesse d'écriture.

Comble de l'ironie : déclarer solennellement et... ironiquement que l'ironie n'est le fait que des esprits bas, qu'elle n'est qu'une indignité, pouah, que vraiment on ne saurait y recourir sans s'avilir en même temps. Ainsi va l'humour de Déry, qui dénonce sa propre joie, sa propre pratique avec des airs outrés et encense, voire divinise, ce qu'il méprise. Les pages sont jouissives dans lesquelles le narrateur, abordant une question complexe comme celle de la pensée animale, déclare son incompétence, recule, tout à la fois pose le débat et explique modestement ne pouvoir le mener, n'avoir ni la science ni la subtilité requises, dès lors feint de renvoyer l'aporie à ceux-là seuls qui sont de naissance omniscients et infaillibles : les chefs de l'Etat et les dignitaires du Parti ! Ce n'est pas pour avoir écrit Niki que Déry fut condamné peu de temps après à neuf ans de prison : c'est pour avoir été un des principaux chefs intellectuels de la révolte hongroise de 1956 (lire ou relire le désordonné mais beau récit de Ferenc Karinthy, L'Automne à Budapest, passionnant même si moins connu que son roman génial epépé). On imagine cependant que son merveilleux petit roman canin, sommet d'impertinence, n'aida pas à alléger sa peine !...

Hélas les omniscients et les infaillibles s'occupent davantage des coins et des recoins de la vie de chacun que du grand mystère, pour reprendre la belle formule d'Elisabeth de Fontenay, du silence des bêtes. On ne sait trop pourquoi mais peut-être parce qu'il a renvoyé un ouvrier malhonnête hélas ami d'un haut responsable du Parti (autre très grand moment d'ironie sur les crapules et la crapulerie), Monsieur Ancsa va être plusieurs fois muté vers des postes de moins en moins importants et de plus en plus éloignés de ses compétences techniques. Puis un jour, sans explications puisque ni Madame Ancsa ni nous n'en aurons, le malheureux est arrêté, envoyé on ne sait où, déclaré traître à la patrie. Commence pour Madame Ancsa, à qui il ne reste que Niki, le long temps du désarroi et de la dèche, d'un vieillissement solitaire, d'une déroute sociale qu'elle acceptera sans se plaindre, le long temps des combines plutôt que d'un emploi car les emplois, comprenez bien Madame, ne peuvent tout de même pas être octroyés aux épouses d'un ennemi du peuple. Chose merveilleuse et terrible : pas le début d'une révolte chez cette femme humble et brave, pas plus qu'il n'y en eut chez son mari quand commencèrent les humiliations. Les Ancsa croient savoir qu'ils ne savent pas grand chose, ils ont la bonne et pathétique figure de ceux qui sont persuadés de la bienveillance du bourreau, de sa bienveillance ou du moins de ses bonnes raisons, la pathétique et déchirante bonne figure de ceux qui croyant auxdites bonnes raisons acceptent d'en être les victimes faute de les pénétrer. Rêvant à un La Boétie moderne, on se dit en frémissant que l'ironie de Déry est la face littéraire (la pudeur ?) du cauchemar vécu, que la tyrannie n'existe et ne peut perdurer que quand le citoyen, en effet, pense le tyran plus lucide, plus fin, plus savant, plus stratège, plus conscient du bien commun et des enjeux, bref moins faillible que lui. Les braves gens sont gens de bonne volonté et c'est ce qui permet qu'on les enrégimente ; ils ont l'éternelle modestie de douter d'eux-mêmes et c'est ce qui les livre, victimes muettes, à ceux qui sont plus assurés.

le reste de ce très excitant livre, c'est ce qu'on ne peut raconter ici : de la bonne et vraie littérature. Alors bonne lecture !
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