« [
] Ce que j'ai fait pour moi, je puis le faire pour vous, pour vous tous... Approchez... Qui veut du bonheur ? Qui veut de la richesse ? Qui veut de l'honnêteté ?... [
] Vous n'avez qu'à parler... Et je ne les vends pas... Je les donne... Ça ne coûte rien...Voilà ! Qui veut du bonheur ?...
Et je vois le désappointement du pauvre diable d'électeur qui, la figure joyeuse et claquant de la langue, viendra, plus tard, réclamer son dû.
Que viens-tu faire ici ?
Je viens chercher le bonheur que vous m'aviez promis.
le bonheur !... Tiens, le voilà !... Prends-le, prends tout... Une bonne capote qui te coupera les aisselles, un bon sac qui te rompra le dos, un bon fusil... Et va te faire crever là-bas... pour ma gloire [
]
Es-tu content ?
Et il ira, l'électeur, il ira, sans se dire que cette capote, c'est lui qui se l'est taillée ; ce fusil, c'est lui qui se l'est forgé ; cette mort, c'est lui qui l'a signée, en votant pour l'homme magique qui devait le rendre heureux, riche et honnête. Il se dira seulement :
Jamais je n'aurais cru que le bonheur fût tel... J'aimerais mieux être malheureux.
D'ailleurs, le bonheur dont il se plaint, et que tous les gouvernements lui apportent, pareil, c'est lui seul qui l'a fait, toujours. Il a fait la Révolution française et, phénomène inexplicable, en dépit de cent années d'expériences douloureuses et vaines, il la célèbre ! Il la célèbre, cette Révolution qui n'a même pas été une révolution, un affranchissement, mais un déplacement des privilèges, une saute de l'oppression sociale des mains des nobles aux mains bourgeoises et, partant, plus féroces des banquiers ; cette révolution qui a créé l'inexorable société capitaliste où il étouffe aujourd'hui, et le Code moderne qui lui met des menottes aux poignets, un bâillon dans la gorge, un boulet aux chevilles.
[
] » (Octave Mirbeau, Prélude)
0:00 - La grève des électeurs
8:15 - Prélude
9:08 - Générique
Référence bibliographique :
Octave Mirbeau, La Grève des électeurs et prélude, Temps Nouveaux, 1902
Image d'illustration :
https://www.humanite.fr/anthologie-quand-mirbeau-ecrivait-dans-lhumanite-646578
Bande sonore originale : Podington Bear - Nocturne Op 9 No 1
Nocturne Op 9 No 1 by Podington Bear is licensed under an Attribution-NonCommercial 3.0 International License.
Site :
https://freemusicarchive.org/music/Podington_Bear/Nocturnes/Nocturne_Op_9_No_1
#OctaveMirbeau #LaGrèveDesÉlecteurs #LittératureFrançaise
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J’en ai eu une qui avait un drôle de truc… Tous les matins, avant de passer sa chemise, tous les soirs, après l’avoir retirée, elle restait nue, à s’examiner des quarts d’heure, minutieusement, devant la psyché… Puis, elle tendait sa poitrine en avant, se renversait la nuque en arrière, levait d’un mouvement brusque ses bras en l’air, de façon que ses seins qui pendaient, pauvres loques de chair, remontassent un peu… Et elle me disait :
- Célestine… regardez donc !… N’est-ce pas qu’ils sont encore fermes ?
C’était à pouffer… D’autant que le corps de Madame… oh ! quelle ruine lamentable !… Quand, de la chemise tombée, il sortait débarrassé de ses blindages et de ses soutiens, on eût dit qu’il allait se répandre sur le tapis en liquide visqueux… Le ventre, la croupe, les seins, des outres dégonflées, des poches qui se vidaient et dont il ne restait plus que des plis gras et flottants… Ses fesses avaient l’inconsistance molle, la surface trouée des vieilles éponges…
Un domestique, ce n’est pas un être normal, un être social… C’est quelqu’un de disparate, fabriqué de pièces et de morceaux qui ne peuvent s’ajuster l’un dans l’autre, se juxtaposer l’un à l’autre… C’est quelque chose de pire : un monstrueux hybride humain… Il n’est plus du peuple, d’où il sort ; il n’est pas, non plus, de la bourgeoisie où il vit et où il tend… Du peuple qu’il a renié, il a perdu le sang généreux et la force naïve… De la bourgeoisie, il a gagné les vices honteux, sans avoir pu acquérir les moyens de les satisfaire… Et les sentiments vils, les lâches peurs, les criminels appétits, sans le décor, et, par conséquent, sans l’excuse de la richesse… L’âme toute salie, il traverse cet honnête monde bourgeois et rien que d’avoir respiré l’odeur mortelle qui monte de ces putrides cloaques, il perd, à jamais, la sécurité de son esprit, et jusqu’à la forme même de son moi…
"Mais qu'un député, ou un sénateur, ou un président de République, ou n'importe lequel parmi tous les étranges farceurs qui réclament une fonction élective, quelle qu'elle soit, trouve un électeur, c'est-à-dire l'être irrêvé, le martyr improbable, qui vous nourrit de son pain, vous vêt de sa laine, vous engraisse de sa chair, vous enrichit de son argent, avec la seule perspective de recevoir, en échange de ces prodigalités, des coups de trique sur la nuque, des coups de pied au derrière, quand ce n'est pas des coups de fusil dans la poitrine ; en vérité, cela dépasse les notions déjà pas mal pessimistes que je m'étais faites jusqu'ici de la sottise humaine, en général, et de la sottise française en particulier"
J'ai les reins rompus, les genoux presque ankylosés, je n'en puis plus... Cela suffit à Madame... elle est contente... Et dire qu'il existe une société pour la protection des animaux...
- Vous pouvez manger cette poire, elle est pourrie... Finissez ce poulet à la cuisine, il sent mauvais...
Chaque mot vous méprise, chaque geste vous ravale plus bas qu'une bête... Et il ne faut rien dire ; il faut sourire et remercier, sous peine de passer pour une ingrate ou un mauvais coeur...
Ce n'est pas de mourir qui est triste... c'est de vivre quand on n'est pas heureux... p.220
Joseph est chargé de tuer les poulets, les lapins, les canards. Il tue les canards, selon une antique méthode normande, en leur enfonçant une épingle dans la tête… Il pourrait les tuer, d’un coup, sans les faire souffrir. Mais il aime à prolonger leur supplice par de savants raffinements de torture ; il aime à sentir leur chair frissonner, leur cœur battre dans ses mains ; il aime à suivre, à compter, à recueillir dans ses mains leur souffrance, leurs frissons d’agonie, leur mort… Une fois, j’ai assisté à la mort d’un canard tué par Joseph… Il le tenait entre ses genoux. D’une main il lui serrait le col, de l’autre il lui enfonçait une épingle dans le crâne, puis tournait, tournait l’épingle dans le crâne, d’un mouvement lent et régulier… Il semblait moudre du café… Et en tournant l’épingle, Joseph disait avec une joie sauvage :
- Faut qu’il souffre… tant plus qu’il souffre, tant plus que le sang est bon au goût…
L'habitude agit comme une atténuation, comme une brume, sur les objets et sur les êtres. Elle finit, peu à peu, par effacer les traits d'un visage, par estomper les déformations ; elle fait qu'un bossu avec qui l'on vit quotidiennement n'est plus, au bout d'un certain temps, bossu...
Ce qui pourrait être l'excuse de leur richesse, le pardon de leur inutilité humaine, ils s'en gardent comme d'une saleté. Ils ne laissent rien tomber de leur parcimonieuse table sur la faim des pauvres, rien tomber de leur coeur sec sur la douleur des souffrants. Ils économisent même sur le bonheur, leur bonheur à eux. Et je les plaindrais?...Ah!non...Ce qui leur arrive, c'est la justice.
La solitude, ce n'est pas de vivre seule, c'est de vivre chez les autres, chez des gens qui ne s'intéressent pas à vous, pour qui vous comptez moins qu'un chien, gavé de pâtée, ou qu'une fleur, soignée comme un enfant de riche... des gens dont vous n'avez que les défroques inutiles ou les restes gâtés