Si nous construisons le verbe « être » à la troisième personne, nous obtenons : « Je me demande ce qu’est cet Ego qui est maintenant nécessairement (ou dont nous savons maintenant nécessairement qu’il est). » Si nous traduisions ainsi, notre doctrine égologique assumerait franchement la substantivation du pronom « moi » : il faudrait construire la phrase à la troisième personne.
Si maintenant nous mettons le verbe « être » à la première personne, notre phrase devient : « Je me demande qui je suis, s’il est nécessairement vrai maintenant que je suis. »
Il y a des choses qui ne peuvent se dire et se faire qu’à la première personne. C’est justement ce que Stendhal a observé lorsqu’il s’est demandé : comment écrire sur soi en vue de se connaître ?
L’amour de soi a pour contrepartie l’envie et la jalousie. Ces passions nous font raisonner de travers. Les exemples sont : C’est un autre que moi qui l’a dit, cela est donc faux, ou bien : Ce n’est pas moi qui ai fait ce Livre, il est donc mauvais.
Le moi au sens de l’amour-propre est une qualité, un trait de caractère que l’on reconnaît à quelqu’un et qui peut être plus ou moins marqué. Le moi au sens métaphysique est un sujet auquel on attribue des opérations (de douter, de juger, d’imaginer, voire de « se poser comme sujet ») ou qui se les attribue à lui-même. Ce sont donc là deux opérations de substantivation différentes, ce qui soulève un point de grammaire philosophique.
Le moi n’est pas l’individu physique. Le moi qui est mien n’est pas moi en tant qu’être humain. Ainsi, le fait d’avoir remplacé l’âme par le moi ne met nullement fin au dualisme de la nature humaine. Ce sont bien deux individus qui sont distingués, l’un physique et l’autre métaphysique. Il faut donc deux principes d’individuation, un pour l’être humain, un autre pour le sujet de conscience.
Les moralistes, quand ils parlent du moi de quelqu’un, entendent par là tantôt la manifestation excessive d’un amour-propre, tantôt cet amour-propre lui-même. Cette première signification nous vient de Port-Royal et de Pascal. C’est elle qui a donné naissance à toute une rhétorique du style égotiste.
On a quelquefois confondu l’égoïsme et l’égotisme : l’égoïsme est un mot français qui signifie amour excessif de soi ; l’égotisme est un mot anglais qui signifie la manie de parler de soi.
Le mot « égotisme » a une histoire curieuse dont il sera question plus en détail dans ce qui suit. Retenons que ce mot nous vient de la critique littéraire et a servi d’abord à qualifier le style des écrivains qui, tel Montaigne, se prennent eux-mêmes pour matière et sujet de leurs livres. Le style égotiste consiste à parler de soi. Plus précisément, à parler de soi à la première personne. Il est en effet tout à fait possible à quelqu’un de parler de lui-même sans le faire à la première personne. Comme on sait, certains auteurs ont choisi de rapporter leurs faits et gestes à la troisième personne. Ainsi Jules César dans ses Commentaires, et Charles de Gaulle dans ses mémoires.
Le langage ordinaire connaît deux emplois du mot français « moi ». Comme pronom personnel de la première personne du singulier, il peut aussi bien servir de complément à un verbe (« parle-moi de lui ! ») que renforcer en apposition le sujet de la phrase (« moi je pense », ego cogito). Par ailleurs, il peut perdre son statut pronominal (et donc sa fonction référentielle) pour devenir un adjectif désignant une qualité de présence à soi (comme lorsqu’on dit après un accès de fureur : « Je n’étais plus moi-même »).