Citations sur La délicatesse du bonheur (28)
Quant à Andrew, il cultivait un amour inconsidéré de la langue française, entretenu par de longues années d’études en littérature, suivies d’un poste de professeur de français à l’université. Une passion qu’il partageait avec sa femme, et tous deux achetaient régulièrement des romans ou albums de contes au Comptoir du livre, la librairie francophone de la rue Alverstone à Winnipeg, ou chez Kirouac à Saint-Boniface. Malgré tout, cela ne l’empêchait pas d’être convaincu que l’anglais était la langue d’avenir des affaires et que ses enfants n’avaient pas d’autre choix que de la maîtriser parfaitement.
Elle était devenue étrangère au pays qui l’avait vue naître. Si dans les premiers jours elle en conçut du chagrin, très vite elle admit que c’est elle qui avait changé. Les gens d’ici ne la reconnaissaient plus, ne l’appelaient plus que « la Canadienne », d’un air circonspect. Certains l’enviaient, concevaient de la jalousie qu’elle ait réussi dans ce pays qui les faisait rêver, d’autres au contraire, à la mémoire revêche, surtout parmi les plus anciens, disaient qu’elle était devenue bien bêcheuse, qu’elle la ramenait moins quand elle avait quitté la bourrine avec sa drôlesse dans le ventre, presque trente ans auparavant. Ils avaient raison.
Elle se savait incomprise par eux tous, ce qui renforçait son déchirement et le sentiment d’être écartelée entre ses deux terres, celle de ses racines, et l’autre d’adoption. Dans ses premiers courriers, elle justifia sa décision par le besoin vital de se ressourcer après toutes les tragédies traversées, dont la principale, la perte de son cher mari, Marius, mort au combat. Elle leur assura ne pas envisager une longue absence. Elle était sincère.
Dans nos petites paroisses, tout se sait et certaines bonnes âmes charitables raffolent du placotage.
Je suis indignée par la loi sur les Indiens. Elle est discriminatoire et toujours aussi scélérate depuis 1876. Les modifications de 1951 accordent aux gouvernements provinciaux le droit de retirer des enfants à leurs familles sous le prétexte de les protéger de parents sous influence de substances toxiques ou d'alcool.
Ces explications affolèrent Justine.
- Tu penses que Gabin a été enlevé à ses parents ?
- Disons qu'on a dû les convaincre que leur fils bénéficierait d'une meilleure éducation hors de la réserve. Sauf que, bien souvent, la réalité n'est pas aussi glorieuse. Il suffit de voir ce qui se passe depuis des années dans les pensionnats. Un scandale, tenu sous silence. Je n'invente rien, crois-moi, je l'ai vécu !
Depuis ses débuts en qualité de domestique, elle avait soigneusement économisé ses gages et chaque semaine elle recomptait un à un ses sous, prenant plaisir à faire sonner les pièces. Mais ce péculene suffirait pas à mener à bien son projet et, pour lemettre à exécution, il lui faudrait encore des mois. Et cela, c'était hors de question. Quand une solution s'imposa à son esprit, elle eut honte. Puis se ressaisit aussitôt.
- Je n'ai pas le choix.
C’était son habitude de s’enflammer aussi vite qu’un feu de prairie, et son mari le lui reprochait assez souvent. Elle tourna les talons, mettant fin à la discussion, mais bien décidée à ne pas abandonner la partie.
J’envie ta liberté d’esprit. Mais passons à autre chose, nous sommes là pour nous amuser et non penser à des sujets qui fâchent.
Pourquoi n’aurais-je pas le droit de rêver à un destin autre que celui auquel on me destine ?
Le chagrin la submergeait. Le moindre petit mot gentil, la moindre prévenance de sa mère et de sa tante désarmées par la situation provoquaient un torrent de larmes.