Citations sur Le cycle de Syffe, tome 3 : Les chiens et la charrue (36)
Je m’efforçais de croire que le passé pouvait être effacé par le présent, que l’avenir était un horizon offert, le réceptacle de tous les possibles
La bêche n’a pas besoin de savoir pourquoi elle creuse. Le couteau n’a pas besoin de savoir pourquoi il coupe. Nous sommes tous l’outil de quelqu’un.
Le temps efface et écrase, et c’est pourquoi ceux qui le peuvent taillent des plumes et laissent l’encre supplanter la mémoire des compagnons.
Certains jours, le destin fourche. Lorsqu'on a la chance de le voir, il faut savoir l'accepter.
La liberté demeurera toujours incomprise par ceux qui méconnaissent leurs propres chaînes.
J'ouvris la bouche pour remercier L'Écailleuse, parce qu'elle en avait fait beaucoup pour moi - peut-être davantage qu'elle ne le savait elle-même - puis finalement je me ravisai. "Elle est froide, contrebandière", lui dis-je à la place, depuis le refuge de l'éboulis. Elle me lança son regard triste et haussa les épaules. "On s'y fait, vagabond", dit-elle, avant d'avancer dans la lumière.
Uldrick disait de moi que j’avais de la chance, même s’il ne croyait pas vraiment lui-même au hasard, pas entièrement. Pour les Vars, la vie est un amalgame d’instants qui découlent les uns des autres, qui nous façonnent davantage que nous ne nous façonnons nous-mêmes. Les hommes, croient-ils, sont les jouets de ce qui croise leur route, des vaisseaux de chair qui naviguent au gré des courants de ce monde, forgés autant qu’ils forgent autrui. Je partage cette vision à bien des égards. Si je me suis servi, au fil des ans, de la philosophie des Vars libres comme d’un balancier, d’un instrument de mesure à l’aune duquel peser les évènements souvent étranges qui ont rythmé mon existence, il me faut bien admettre qu’une poignée d’entre eux échappent entièrement au prisme de la Pradekke. Mes retrouvailles avec Driche tinrent à une succession de coups du sort et d’invraisemblances qu’il ne me semble pas déplacé d’appeler un miracle.
Je commençais à piquer du nez en dépit de l'inconfort lorsqu'un loup solitaire hurla quelque part dans les hauts. La plus jeune des Epones tourna la tête pour tendre l'oreille. La plainte s'éleva dans la nuit, retomba puis reprit, et sa mélancolie curieuse vint se couler entre les troncs noirs. "Il chante le foyer", murmura l'aînée à sa consœur, qui sourit. Je ne compris pas le sens de la remarque mais je compris le sourire, un beau sourire avec des dents claires comme des perles arrondies. [...] Pour la première fois depuis le matin quelque chose remua dans mes tréfonds, une minuscule étincelle d'insoumission qui s'embrasa dans mon ventre et s'enroula dans mon souffle et tout à coup je courbai la tête, saisi de peine et de colère. J'éprouvai la force des liens qui m'emprisonnaient comme j'éprouvais la cruauté du monde, qui avait transformé ces femmes venues de la forêt en ennemies alors que nous puisions de la beauté dans les mêmes chants.
"On va regarder si j'ai rien qui traîne, pour t'accoutrer mieux que ça", fit L’Écailleuse qui m'observait. "Qu'ils aillent pas croire que je me ramène avec un mendiant." A mon insu, le lâchai un rire sardonique. La contrebandière me fixa avec gravité jusqu'à ce que je m'explique. "J'ai jamais été bandit, mais j'ai souvent été mendiant", précisai-je. Je crus que L’Écailleuse allait rétorquer quelque chose mais elle se contenta de plisser le front et s'en fut en direction de la barque échouée. Je repensai à l'or dont on m'avait drapé au Vraak, et je ris intérieurement. "J'ai aussi été dieu", soufflai-je.
"Ma femme-feu veut savoir si on peut te faire confiance." J'eus un sourire crispé. "Je n'ai pas vraiment le choix", dis-je avec lassitude. "Il y a quelques jours, un de mes compagnons m'a dit que j'apportais la tempête avec moi. Je ne peux pas lui donner tort. Il y a un vent qui me déracine, toujours. Si mon chemin m'a conduit parmi vous, alors je l'accepterai."