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Critique de Isidoreinthedark


J'ai découvert Hernán Diaz, auteur américain d'origine argentine, lors de la parution de son premier roman « Au Loin ». En nous contant l'étrange destin d'Häkan qui effectuait une traversée à rebours, c'est-à-dire vers l'Est, d'une Amérique que la civilisation n'avait pas encore transformée, « Au Loin » revisitait la face sombre du rêve américain. Roman linéaire à la structure narrative d'un classicisme absolu, ce premier opus de l'auteur séduisait le lecteur par l'omniprésence d'un imaginaire parfois étrange, où pointait l'influence des mystères de la littérature argentine.

Quatre ans plus tard, Hernán Diaz revient sur le devant de la scène, avec « Trust », son nouveau roman, auréolé du prix Pulitzer 2023. Un titre ambivalent qui évoque ironiquement la notion de confiance, et rappelle surtout qu'un Trust est une entreprise devenue gigantesque en rachetant d'autres entreprises plus modestes afin de dominer le marché.

La dissonance entre « Au Loin » et « Trust » est étonnante. Dissonance sur la forme tant ce nouvel opus nous propose une structure narrative élaborée, à des années-lumière de la simplicité rafraîchissante du premier roman de l'auteur. Dissonance sur le fond tant ce deuxième roman laisse peu de place à l'imaginaire, pour nous conter la destinée extrêmement documentée d'Andrew Bevel, figure archétypale du magnat de la finance du début du XXe siècle.

De la même manière qu'il y a des films à Oscar, il existe des romans destinés à obtenir le prix Pulitzer. En revisitant la financiarisation de l'économie américaine du début du siècle dernier et en donnant une épaisseur inattendue aux personnages féminins, Hernán Diaz donne à son roman une tonalité résolument moderne. C'est cependant la maestria d'une structure narrative complexe, audacieuse et enlevée qui a sans doute permis à « Trust » de remporter le prix tant convoité.

L'ouvrage est construit à la manière d'un puzzle composé de quatre pièces, qui s'emboîtent parfaitement pour composer une fresque cohérente, que le lecteur ne comprend qu'à la fin du roman, lorsque la dernière partie vient compléter le puzzle encore incertain formé par les trois premières parties.

La première partie du roman est elle-même un roman, dénommé « Obligations » composé par un certain Harold Vanner, qui retrace l'ascension fulgurante de Benjamin Rask, un financier né à la fin du XIXe siècle qui fit fortune au début du XXe siècle. Un génie mathématique bien né, qui décide de liquider l'empire industriel de ses aïeux pour l'investir en bourse. Un homme aux intuitions étonnantes, qui embauche une armée de mathématiciens pour manipuler les instruments de plus en plus complexes qui se mettent en place. Un homme aussi effacé qu'organisé, un homme dont la fortune prend une dimension phénoménale lors du krach de 1929 qu'il a largement anticipé en vendant à découvert des volumes colossaux puis en les rachetant pour une poignée de pain. Un capitaliste, qui croit dur comme fer à la théorie d'Adam Smith : la recherche de son propre profit est un bénéfice pour la société. Benjamin Rask épouse enfin Helen Brevoort, une femme supérieurement intelligente, doublée d'une mélomane sincère qui finance avec l'aide des fonds de son mari une fondation philanthrope consacrée à la musique.

Après cette première partie en forme de mise en abyme, Hernán Diaz nous propose « Ma vie » d'Andrew Bevel. Cette tentative d'autobiographie décousue et incomplète, nous laisse deviner que Benjamin Rask est en réalité un personnage issu du parcours bien réel d'Andrew Bevel, dont l'épouse se prénomme Mildred et non Helen. Si l'histoire que nous conte Andrew Bevel est, dans ses grandes lignes, proche de celle contée par Harold Vanner, elle diffère nettement du roman lorsqu'il s'agit d'évoquer son épouse Mildred.

La troisième partie « Un mémoire, remémoré » se déroule dans les années quatre-vingts et donne la parole à Ida Partenza. Dans ce texte, qui est paradoxalement le plus incarné et le plus attachant du roman, Ida revient sur ses années de jeunesse passées en compagnie de son père anarchiste. À la fin des années 30, elle est embauchée à l'issue d'un processus de sélection drastique par le richissime Andrew Bevel, légende vivante de la finance, ulcéré par le succès d'« Obligations », le roman d'Harold Vanner. La mission confiée à Ida est simple : il s'agit de réécrire une biographie (une hagiographie diront les mauvaises langues) du couple mythique formé par Andrew et Mildred. Pour l'aider à mener à bien cette tâche, le magnat de la finance va consacrer un temps important à narrer sa vie à la jeune Ida, qui tente de satisfaire au mieux les exigences de son employeur en échange d'un salaire conséquent. Cinquante ans plus tard, la jeune femme fougueuse est devenue une vieille dame qui reprend son enquête afin de lever enfin les mystérieuses zones d'ombre dans lesquelles baignent les destinées de Bevel et de son épouse.

La dernière pièce du puzzle, dénommée « Futures », est la plus courte. Présentée sous la forme de fragments transcrits de l'écriture quasiment illisible de Mildred, elle est aussi la plus émouvante et permet au roman d'Hernán Diaz d'entrer dans une autre dimension. La dimension d'un prix Pulitzer.

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« Trust » est un exercice littéraire virtuose. En découpant astucieusement son roman en quatre parties distinctes et pourtant intimement liées, Hernán Diaz, compose, à la manière d'un musicien, les lignes mélodiques qui se superposeront pour former une pièce magistrale. En insérant un roman dans son roman, une tentative d'autobiographie maladroite, un témoignage en forme d'enquête, ainsi que des fragments manuscrits, l'auteur démontre son aisance à passer d'un genre à l'autre, tout en construisant une intrigue aussi prenante que cohérente.

« Trust » nous propose une plongée passionnante dans le monde de la finance du début du XXe siècle. En revenant sur la folle montée des cours des années 20 qui sera suivie du krach de 1929, Hernán Diaz nous rappelle que la financiarisation de l'économie n'est pas un phénomène nouveau, et si ses intentions sont souvent honorables, ses effets sont parfois dévastateurs. Les deux premières parties évoquent l'arrivée des contrats à terme (Futures en anglais) censés permettre aux industriels de se prémunir contre les variations à venir du prix des matières premières, et reviennent sur la multiplication sans fin des possibilités d'emprunts et de prêts, dont l'émission obligataire n'est qu'une des facettes. Les titres « Obligations » et « Futures », sont évidemment des allusions à double sens à ces instruments financiers que Bevel maîtrise à la perfection.

Le discours teinté de protestantisme, et fortement influencé par la théorie économique énoncée par Adam Smith que défend inlassablement Andrew Bevel n'est jamais explicitement démenti par l'auteur. le lecteur devine pourtant l'ironie discrète qui se dissimule entre les lignes d'une apologie d'un libéralisme qui permit une création de richesse prodigieuse, en même temps qu'il conduisait au krach le plus retentissant de l'histoire. La redistribution (partielle) des richesses accumulées par Bevel au travers des oeuvres de bienfaisance de Mildred épouse la théorie, jamais démontrée, du ruissellement, selon laquelle les richesses amassées par quelques happy few, bénéficient in fine à la société tout entière. Là encore, l'auteur se montre mystérieux, et laisse au lecteur le soin de dénicher la malice éventuelle qui se dissimule sous l'écume des apparences.

Quatre ans après un premier roman magnétique, Hernán Diaz reconstruit la destinée d'un couple mystérieux, au travers d'un roman en forme de puzzle à la virtuosité étourdissante. Si « Trust » évoque une oeuvre musicale composée de lignes mélodiques qui se répondent avec une habileté confondante, il lui manque le supplément d'âme qui irriguait le long périple d'Häkan dans « Au loin ». Aussi géniale soit-elle, la complexité de l'édifice narratif imaginé par l'auteur, ne permet pas à la poésie improbable de son premier opus d'éclore, telle la fleur du mal qui gangrène le rêve américain.

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