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Critique de Nastasia-B


Imaginez...
Imaginez que vous soyez un journaliste, un journaliste anglais, par exemple, et que vous soyez chargé d'écrire des articles sur la situation de la France dans les années 1789 à 1794, à peu près. En tant que journaliste anglais, vous seriez nécessairement loyaliste. Qu'écririez-vous ?

Vos yeux sortiraient de votre tête, vous seriez épouvanté, terrorisé par ce à quoi vous assistez quotidiennement. Vous écrieriez que le démon s'est abattu sur ce pays naguère si beau, naguère si civilisé, naguère si désirable qu'était la France. Vous diriez que des hordes de terroristes assoiffées de sang tuent pour un oui pour un non des innocents, qu'on casse tout, qu'on descelle toutes les idoles, qu'on détruit les églises, etc. À peu de choses près, vous décririez l'apocalypse, la fin des temps, la monstruosité humaine à l'état brut, l'enfer, etc. À peu de choses près, vous écririez : « Ce sont des Talibans !!! »

Croyez-moi, les Anglais de l'establishment de l'époque le vivaient comme ça, les Autrichiens également, bref, ceux qui étaient aux commandes le vivaient comme ça. Comme c'est étrange, tout de même, par rapport à la façon dont on nous a seriné la Révolution à nous. Je me souviens encore des cérémonies du bicentenaire (j'avais treize ans à l'époque, c'est l'âge où ça nous marque, ce genre de chose), les slogans débiles et mensongers qu'on y accolait " fin de la tyrannie ", " début d'une ère de liberté ", " prise de pouvoir par le peuple ", toutes ces d'âneries mélodieuses qu'on nous demandait d'ânonner bien consciencieusement, avec émotion et admiration.

On ne nous disait jamais que c'était une révolution bourgeoise qui consacrerait l'ère des banquiers et associés, non, c'était le peuple, soi-disant, c'était la République, la démocratie même, car on a toujours essayé de nous faire croire que république et démocratie étaient des notions synonymes, alors qu'on sait très bien qu'à partir du moment où quelqu'un nous représente, nous sommes comme des enfants mineurs face à leurs parents, mais, c'est pas grave, démocratie que ça s'appelle, c'est ce qu'on m'affirme, donc je le crois, moi, je ne suis pas regardante, j'avale tout ce qu'on me dit d'avaler, les orvets, les couleuvres et... les anacondas ! J'ai l'estomac solide et habitué, depuis le temps, vous verriez ça...

Pourtant, souvenez-vous, dans la ritournelle qu'on nous balance avant chaque cérémonie officielle, lors des commémorations sportives, etc., celle à laquelle on est censés s'identifier, il y a le passage suivant (j'ai vérifié) : « Entendez-vous dans nos campagnes, mugir ces féroces soldats ? Ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils, nos compagnes. Aux armes, citoyens ! Formez vos bataillons ! Qu'un sang impur abreuve nos sillons. » Bref, c'est un truc dans ce genre. Et qui étaient ces " féroces soldats " ? Rien d'autre que des soldats des forces d'ingérence étrangères, notamment tous les loyalistes royalistes des environs, désireux de remettre vite fait sur pied le système d'avant et qui leur convenait mieux.

Alors je vais me faire l'avocate du diable, je vais me faire cracher dessus une fois encore, mais je vais prétendre que ce qui se passe en ce moment en Afghanistan n'est pas, par nature, différent ce qui s'est passé chez nous dans les années 1789-1794. Selon moi, ça n'est ni pire ni mieux, c'est comparable. Ne croyez-vous pas que les Afghans, en tant qu'Afghans, n'en avaient pas marre de " ces féroces soldats qui venaient jusque dans leurs bras égorger leurs fils, leurs compagnes ? "

Aussi critiquables, imbuvables, intolérables que puissent être les Talibans, ils valent au moins autant pour un pays qu'une ingérence étrangère. Après la Guerre d'Algérie, on ne peut pas prétendre que ce soient de fervents adorateurs des droits du peuple qui aient pris le pouvoir là-bas. Pourtant, ça a fait partie d'un processus. le peuple algérien, petit à petit, étape par étape, se forge un système. Il est encore loin, loin, loin d'être correct et acceptable, mais il est déjà cent fois mieux que ce qu'il a été : cela s'appelle, l'histoire en marche d'un peuple qui se construit par lui-même.

C'est long, c'est bancal, c'est fait parfois d'un pas en avant et de deux en arrière, mais c'est comme ça. Un peuple doit trouver lui-même ses propres marques, sans qu'aucune puissance étrangère n'ait à lui dicter quoi que ce soit. Si le peuple se trompe ? Eh bien, tant pis, il se trompe ; il apprendra, par tâtonnements, par essais et erreurs, mais je crois au peuple et à sa sagesse immanente, au bout du processus. Assisterons-nous de notre vivant à l'aboutissement de ce processus ? Rien n'est moins sûr, mais il progresse, à son rythme, indépendamment de quiconque et surtout, indépendamment des intérêts étrangers de l'instant t.

Au départ d'une révolution, le nouveau système est toujours violent, et il est logique qu'il le soit : comment imaginer que les anciens apparatchiks laissent à la fois les commandes et leurs privilèges sans riposter ? On disait de la Révolution iranienne à l'époque exactement ce qu'on dit de l'Afghanistan aujourd'hui. Est-ce que la condition des femmes est merveilleuse en Iran à l'heure actuelle ? Absolument non, mais est-elle incomparablement pire que celle des autres femmes des pays musulmans du Golfe et même un peu plus loin ? Je n'en ai pas l'impression.

Vu de chez nous, les Talibans apparaissent comme les derniers des barbares rétrogrades et sanguinaires. Si tel est le cas, pourquoi se sont-ils imposés si rapidement dans le pays ? Les raisonnements primaires s'autojustifient en disant " précisément parce que ce sont des barbares sanguinaires ". Un peu comme on nous a bourré le mou quand nous étions enfants avec les fameuses " invasions barbares ". Comment imaginer qu'une poignée de sauvages puisse mettre à genou un empire tel que l'empire romain si les populations locales n'avaient pas été partie prenante pour le mettre à plat ?

Comment imaginer que les Talibans aient pu prendre l'Afghanistan aussi vite, si le peuple n'en avaient pas ras-le-pakol de l'état en place et de ses corruptions et pourritures généralisées ? Les Talibans se sont imposés surtout — ça nous fait mal au derrière de l'admettre — parce qu'ils rendent la justice de façon plus juste, plus fiable auprès du peuple que les autorités d'avant. Les fascistes, à l'origine, ont pris le symbole des faisceaux, justement en rapport avec l'impartialité et le refus de la corruption qui les caractérisait comparativement aux systèmes capitalistes qui les précédaient. En somme, ce qui a pu séduire dans le fascisme à une certaine époque est exactement ce qui peut séduire aujourd'hui dans les Talibans pour les Afghans.

Est-ce que c'est un système parfait ? Non. Est-ce que des horreurs seront commises ? Oui. C'est le remous, c'est le temps de stabilisation nécessaire pour passer d'un système d'ingérence et de corruption généralisées à un système autonome, émanant des Afghans eux-mêmes, et qui, un jour, sera acceptable. Je prends le parti de faire confiance aux Afghans. Ils ne sont ni plus arriérés, ni plus bêtes, ni plus sauvages que quiconque. le peuple a des défauts, c'est vrai, il peut être haineux, injuste, vengeur, tout ce qu'on veut, mais il est le peuple. Soit on l'accepte tel qu'il est, avec ses qualités et avec ses défauts, soit l'on n'a rien compris à l'humain.

Eh bien c'est exactement ça dont nous parle Charles Dickens dans Un Conte de deux villes. Il nous dit que le système d'avant était inique, épouvantable, inhumain, que ceux qui le subissaient avaient supporté tellement d'horreurs, de brimades et de vexations que, dès qu'ils purent inverser la tendance, ils se montrèrent parfois plus violents, plus sanguinaires, plus impitoyables que leurs oppresseurs eux mêmes.

En somme, semble nous dire Dickens, c'est dommage, mais c'est comme ça : on n'y peut rien, c'est humain. J'imagine que tous les Français de la métropole assassinés lors de la Guerre d'Algérie n'avaient pas tous été d'odieuses personnes vis-à-vis des populations locales. J'imagine qu'il y a eu des injustice de faites, certains ont payé pour les crimes des autres. J'imagine qu'il en va de même en ce moment en Afghanistan.

Charles Dickens s'emploie, avec toutes les qualités de conteur qu'on lui connaît, à nous présenter justement ce point précis des révoltes. (Il l'avait déjà un peu traité dans Barnabé Rudge.) Il veut nous faire bien comprendre que la foule est aveugle, qu'elle ne fait pas de détail, pas de cas par cas, que du gros et pas de quartier. Untel a fait une mauvaise action dans sa vie ? Très bien, je note, ce sera la mort. Untel est le fils d'Untel qui a fait une mauvaise action ? Très bien, je note aussi, ce sera la mort également...

La narration se déroule sur plusieurs périodes de 1775 à 1793 avec, à un moment, un retour en arrière sur les années 1757 et 1767. L'auteur tient à ce qu'on ressente bien l'injustice, il veut faire pleurer dans les chaumières et, c'est selon moi le plus gros défaut de ce roman. Trop larmoyant. Quoique non, à la réflexion, je lui en trouve d'autres, des défauts, et pas des moindres. le fait, par exemple, que Dickens utilise systématiquement des cas limites, du type jumeaux, du type précisément celui qui était embastillé, du type la frangine d'Unetelle qui vit précisément avec M. Untel pour que l'histoire se goupille bien. À un moment, trop c'est trop, quand on voit à l'excès la mécanique sous-jacente, on peine à se laisser embarquer dans la narration.

Ajoutons à cela le caractère trop univoque des personnages : les gentils sont gentils, invariablement gentils. D'ailleurs, ils sont presque à coup sûr gentils ET victimes, histoire que les violons grincent à plein tube. C'est le cas de l'infortuné docteur Manette et de sa fille Lucie. Dans le genre " vivante incarnation de la gentillesse et de la fidélité ", nommons également Jarvis Lorry, le banquier de la Tellson, ainsi que Charles Darnay, le gentil et fidèle professeur de français... On y croit, on y croit.

Bien évidemment, il y a le pendant, c'est à dire le méchant, méchant et invariablement méchant. C'est le cas, par exemple du Marquis d'Évremont. Dans une certaine mesure, l'avocat Stryver appartient lui aussi au domaine de la grosse et grasse caricature de ce type.

Les personnages les plus réussis, d'après moi, sont probablement les autres, c'est-à-dire, ceux qui naviguent entre deux eaux, dont on ne sait trop s'ils sont bons ou méchants. Je les trouve incroyablement plus humains, plus crédibles, quoique la crédibilité ne soit résolument pas le fort de ce roman. Ainsi le troublant couple Defarge, l'hirsute Cruncher ou le placide Sydney Carton appartiennent à cet entre-deux intéressant pendant un bon bout de temps. Mais à la fin, notre bon Charlie di répugne à nous les laisser crédibles et s'emploie, en tout cas pour l'épouse Defarge et Sydney Carton, à nous les rendre enfin univoques et caricaturaux, parce que la petite larme en dépend, vous comprenez...

En somme, un roman pas fantastique quant aux grosses ficelles scénaristiques utilisées, des personnages dont le passé ou le futur se retrouve toujours pile là où il faut et quand il faut. C'est gros, c'est très gros. Un roman que je trouve en revanche plus intéressant quant à son propos sur l'essence du peuple et sur ce qu'on peut en attendre lors des bouleversements révolutionnaires. Enfin, ma note finale tient compte du talent de conteur de Dickens, qui, même quand il se prend un peu les pieds dans le tapis comme ici sur la crédibilité de l'ensemble, est capable de produire un roman malgré tout très agréable à lire. Chapeau Charlie et puis, gardez à l'esprit que, comme d'habitude, ceci ne représente que mon avis, c'est-à-dire, bien peu de chose.
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