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Critique de Darkcook


Fan de Dostoïevski pour Crime et Châtiment et le Double, pour ce mélange improbable que j'adore, celui de la folie et de l'intensité du roman russe du XIXe siècle, couplée au thriller psychologique, cela faisait maintenant plusieurs années que je n'en avais pas lu. Je décidai, alors que le confinement fut annoncé, de me lancer dans ce qui est considéré comme son Magnus Opus, son dernier roman, le plus immense, Les Frères Karamazov, où la thématique policière est reprise, avec un célèbre parricide. Je n'en savais pas plus. Alors certes, j'ai apprécié, mais je suis loin d'avoir eu le même coup de coeur qu'avec les précédents, et surtout qu'avec Crime et Châtiment. Les Frères Karamazov m'a davantage fait penser à un roman difforme, monstrueux, inachevé (qui appelait à une suite que Dostoïevski n'aura malheureusement jamais le temps d'écrire), un peu comme lorsqu'on lit certains romans d'Hugo défigurés par les digressions ou passages moins inspirés (sauf qu'avec Hugo, on est emporté dans un souffle épique d'une intensité rarement égalée, qui fait oublier ses passages potentiellement en trop, on vit un opéra romantique tragique). Mais la conception de ce gigantesque texte est un miracle, Dostoïevski étant alors littéralement assailli de crises d'épilepsie. On ne peut que s'émerveiller qu'il ait réussi à bâtir un roman aussi considérable, truffé de longues réflexions métaphysiques et religieuses, avec énormément de personnages, dans un tel état de santé!

L'on nous présente d'abord Fiodor Pavlovitch Karamazov, un individu qui passe son temps à faire le bouffon, à offenser les autres en public, qui semble ne pouvoir s'en empêcher, et y prendre un malin plaisir. Cependant, on est chez Dostoïevski, et le personnage est plus complexe qu'il n'y paraît. Il admet à un moment faire le bouffon par désenchantement face à la vilenie qui l'entoure. Il pourra se montrer attachant par moments.

Bref, ce personnage n'a pas élevé les enfants qu'il a eus, trois frères (ou demi-frères), aux caractères extrêmement différents. Pierre Pascal aime à voir en eux trois facettes, ou plutôt trois périodes de la vie de Dostoïevski lui-même. Il y a d'abord Dmitri (ou Mitia), le mal dégrossi, le brut de décoffrage, le fou furieux en apparence, perpétuellement victime de ses coups de sang et de ses coups de foudre, qui ira s'enivrer et se battre au cabaret, déclarer sa flamme et vouloir se brûler la cervelle... Bref, le personnage russe par excellence. Mitia est tout de même obsédé par l'honneur, ce qui est extrêmement important dans le roman. Puis il y a Ivan, l'intellectuel socialiste athée (autrement dit, tout ce que détestait Dosto), auteur d'un article remarqué, remettant en cause l'existence de Dieu, et établissant que "tout est permis" sur Terre pour l'Homme, si affranchi du poids du regard divin (j'ai parlé de parricide, et maintenant j'évoque cette réflexion, peut-être voyez-vous où veut en venir le roman?). Enfin, il y a Alexei (ou Aliocha), le héros du roman d'après Dostoïevski (sa préface est d'ailleurs hilarante, brodant sur le thème de l'inutilité-même de cette préface, dans une contradiction comique digne de Kundera). Aliocha est religieux et un saint absolu. Il passera le roman à essayer d'aider son prochain, à écouter, conseiller et apaiser tous les personnages secondaires complètement enfievrés, dans une exemplarité qui sidère, dans le meilleur sens du terme.

Il y a un début mémorable au monastère, où les trois frères essaient de régler, en vain, auprès du Starets Zosime (figure tutélaire d'Aliocha), la querelle entre Mitia et leur père au sujet de l'héritage, et de leur rivalité pour Grouchegnka. Celle-ci est une fille publique qui s'amuse à aguicher les hommes, qui a aguiché Mitia comme Fiodor, qui se la disputeront les trois quarts du roman, noeud de l'intrigue. Très vite, le parricide est évoqué, dans les coups de sang de Mitia. Dostoïevski réussit le tour de force de nous intéresser à la vie des trois frères, de leur père, des personnages secondaires, en faisant monter la tension et le suspense quant à la concrétisation semblant toujours plus imminente de ce parricide, de sorte que l'on ait rarement envie de lâcher le roman, sauf lors de très nombreuses discussions théologiques entre les personnages. Il y en a en effet énormément, on sent que Dostoïevski voulait livrer son ultime roman sur la religion en plus de l'intrigue du parricide, et si elles peuvent être passionnantes, on en fera vite un trop plein, particulièrement lors des sections consacrées à la vie et la pensée du Starets Zosime... Heureusement, par la suite, elles diminueront, mais il faut s'accrocher lors de ces parties... J'ai néanmoins bien apprécié le chapitre "L'Odeur délétère"! :p Il est un défi essentiel pour Aliocha, outre l'humour trivial et blasphématoire.

L'on a du mal à retenir la pléthore de personnages secondaires qui peuplent le roman, l'on s'attachera donc à quelques-uns, la Khokhlakov atteinte de diarrhée verbale (les délires de Mitia sont aussi un beau tour de force littéraire de bazar de l'esprit absolu), Lise (l'on déplorera que Dostoïevski abandonne on ne sait trop pourquoi sa romance avec Aliocha), les enfants Ilioucha et Kolia Krassotkine, Sniéguiriov offensé, Catherine Ivanovna, épouse de Mitia finalement éprise d'Ivan alors que Mitia la délaisse pour Grouchegnka, le valet Smerdiakov (dont l'histoire est fort intéressante), les vieux domestiques, Rakitine le séminariste ambitieux absolument puant qui insulte sans arrêt la religion, le ridiculissime Docteur Herzenstube toujours à la ramasse (là, j'ai compris les paroles d'un de mes directeurs de recherche "Dostoïevski détestait les allemands")...

Le principe du roman est très simple : L'on assistera à la montée toujours plus enfievrée de Mitia aimant toujours plus Grouchegnka, et voulant s'assurer que son père ne la lui ravisse pas. Mitia ayant le tempérament qu'on lui connaît, il ne cessera de crier sur les toits, ivre de vodka et d'amour, qu'il finira par tuer son père... Les considérations philosophiques d'Ivan sur son fameux "tout est permis", seront loin de nous rassurer et le dépeindront quant à lui sous un jour sinistre pendant la majeure partie du roman. Jusqu'au soir où Mitia cède à la pulsion, se rue chez son père en pensant y trouver Grouchegnka, s'enfuit après un éclair de lucidité mais assomme le domestique. Sauf que ce soir-là, Fiodor Pavlovitch sera bel et bien assassiné... Là, le roman prend vraiment toute son ampleur et le côté proto-policier que l'on aime chez Dostoïevski démarre, pour ne plus s'arrêter, même s'il était déjà là avec le suspense constant du parricide, et même la scène où Mitia déboulait chez son père pour lui fracasser le crâne! Comment voulez-vous faire plus coupable idéal? le bougre s'est passé les menottes dès le début...

Mitia s'est empêtré tout seul dans la situation où il se trouve avec une maladresse rare dûe à son tempérament, par ses coups d'éclat et déclarations qu'il ne peut réprimer, mais on le sait innocent... Qui est le coupable? Ne vous fiez pas trop à ce que j'ai écrit, j'ai tâché de ne pas spoiler...

Toute la dernière partie du roman est excellente, avec surtout les joutes oratoires au tribunal absolument admirables, dignes d'un legal thriller au XIXe siècle, avec des plaidoiries hallucinantes dans leur argumentation, quand bien même Dostoïevski semble là aussi se moquer de ce genre de raisonneurs... Il y a aussi de chouettes passages avec Ivan, sa conversation avec le Diable, et bien sûr, les diverses allées et venues d'Aliocha n'ayant de cesse d'apaiser et de guider son prochain. Il y a toujours plus un côté hyper romanesque, à la russe, dans le roman, où les coups de théâtre n'ont de cesse de s'enchaîner, surtout avec les tourments sentimentaux des personnages qui multiplieront les coups d'éclat, se dédiront pour l'honneur, pour se raviser encore, puis se livrer, etc. L'on fera des découvertes littéraires tout au long du roman, de par les références incessantes à Schiller, Nekrassov, Ann Radcliffe, et des auteurs que je ne connaissais absolument pas.

Il n'en demeure pas moins que la fin nous laisse un goût d'inachevé quant au sort de Mitia et Ivan, ce qui est fort dommage. On regrettera que Dostoïevski ait été emporté juste après ce roman sans pouvoir accoucher de la suite qu'il comptait lui donner. Mais l'oeuvre qu'il laisse est tellement considérable... Je suis heureux d'avoir lu ce qui est considéré comme son sommet, même si mon appréciation comporte ces réserves. C'est un sacré roman. On va revenir à quelque chose de moins ambitieux et volumineux, maintenant...
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