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Critique de Woland


Titre original : Nétotchka Nezvanova
Traduction : André Marcowicz

ISBN : 9782742725298

Ce roman connut une publication partielle avant que Dostoievski, arrêté pour complot contre le régime tsariste, ne fût condamné à mort, cette condamnation se retrouvant à son tour commuée en quatre ans de bagne. Onze ans vont se passer avant que l'écrivain ne se penche à nouveau sur cet ouvrage qu'il avait entrepris avec passion et dans lequel on retrouve, outre son désir de peindre une société foncièrement inégale, l'intérêt qu'il portait à des thèmes encore plus délicats comme la pédophilie - qu'on retrouvera, bien plus tard, dans un chapitre, d'ailleurs censuré probablement parce que plus explicite, lors de la parution des "Les Démons" - connus aussi sous le titre "Les Possédés." Mais Dostoievski n'est plus le même, ses intérêts non plus et sa recherche d'une littérature russe moderne s'est sensibilisée, a changé de cap. Dans de telles conditions, on estimera qu'il est bien difficile de juger en toute impartialité une oeuvre où l'on retrouve, pleine et entière, la formidable puissance de cet écrivain unique qui va tracer la voie à la littérature de son pays pour le siècle qui s'annonce.

Ce qu'il nous reste de ce que Dostoiveski imaginait au départ comme une véritable fresque, ce sont un peu moins de trois cents pages (en tous cas chez Babel Actes-Sud) réparties en sept chapitres, où l'on distingue, bien qu'elles n'y soient pas notées noir sur blanc, trois parties essentielles.

La première est axée sur le portrait du violoniste Efimov, avec qui s'est remariée la mère de l'héroïne-narratrice dont le nom donne d'ailleurs son titre au roman. A cette époque, Nétotchka est une petite fille que fascine et répugne tour à tour son père adoptif - elle n'a jamais connu son père biologique. Il faut dire qu'Efimov, sous ses hardes de pauvre hère - car cet excellent musicien, qui pense avoir du génie, se refuse justement à travailler ce génie et s'abandonne à des engagements faciles où ses talents, qu'il rabâche mais ne cherche en rien à perfectionner, font merveille jusqu'à ce que l'alcool, le dégoût de soi-même et une volonté déterminée (quoique sincèrement inexpliquée pour le lecteur) d'auto-destruction aient raison de lui - Efimov, inéluctablement, séduit. Efimov parle, parle, parle ... Il s'enflamme, il n'est peut-être pas l'étoile qu'il croit être mais il nous fait toucher les étoiles. N'oublions pas que la Révolution française et l'Empire sont passés par là et que Dostoievski lui-même fréquentait des Décabristes reconnus, d'où son arrivée au poteau d'exécution, puis au bagne. Comme son créateur, Efimov voudrait plus de justice sociale mais, à la différence de Dostoievski, qui ira jusqu'au bout de sa quête en passant par un mysticisme de plus en plus slavophile qu'il portera au zénith en travaillant et retravaillant son art d'écrivain, Efimov, lui, ne sait qu'insulter les riches et les accuser de ses "malheurs", tout en cherchant à noyer le tout dans la sainte et divine vodka.

Efimov se déresponsabilise à plaisir - c'est si simple . Tant de gens l'ont fait et le font encore. Ne lui jetons pas la pierre : il ne sera pas le dernier, ni dans les livres, ni dans notre monde réel . Peu à peu, sous l'effet de l'alcool et du delirium tremens, il se met dans la tête par exemple que la principale responsable de sa misère, c'est sa femme, laquelle, pourtant, malgré la tuberculose qui finira par l'emporter, est le pilier de la famille et l'âme même qui fait bouillir le très maigre pot-au-feu lorsque son époux échoue à lui voler le peu d'argent qu'elle gagne en qualité de retoucheuse. Pourtant, bien qu'aimant sa mère mais parce que celle-ci ne sait pas ou ne peut pas lui témoigner l'affection qu'elle éprouve envers elle, Nétotchka préfère son père - elle l'appelle d'ailleurs "Papa" - qui, il est vrai (c'est tellement simple, quand on laisse aux autres la responsabilité de régler les problèmes familiaux et les autres ), est infiniment plus gai, plus aimable et qui, plus instruit également, doté d'une très vive imagination, sait raconter les plus belles histoires avec les mots qu'il faut. Insensiblement, sous les yeux du lecteur, un peu étonné sans doute s'il n'a pas lu "Les Démons", prend ici racine le germe d'un amour incestueux (mais qui restera platonique car, dans Efimov la Bête, se réveillent parfois d'étranges et bienvenus scrupules) entre la petite fille (qui n'en saisit pas la portée, bien sûr) et son beau-père qui, lui, en tant qu'adulte chevronné - c'est le moins que l'on puisse dire - se sert des sentiments de l'enfant pour entre autres l'inciter à voler pour lui l'argent de sa mère.

Le décès de celle-ci étant presque immédiatement suivi de la disparition d'Efimov, Nétotchka est confiée à une riche famille aristocratique, grâce aux recommandations de Karl B., un musicien qui, lui, a réussi et qui, au prix de grands efforts, resta malgré tout l'ami d'Efimov. Tous deux s'étaient rencontrés dans leur jeunesse, tous deux avaient joué ensemble et B. , d'origine allemande, savait combien Efimov était doué. Mais il avait aussi conscience de sa paresse et de ses tendances suicidaires. Se doute-t-il de l'influence négative qu'avait commencé à exercer Efimov sur sa petite pupille ? On ne le sait trop - on peut supposer que oui. Chez le prince X, pense-t-il, qui a deux enfants, Katia et Sacha, Nétotchka vivra enfin l'existence paisible et digne qui convient à son caractère doux et docile.

Chez le prince, il n'y a pas, à véritablement parler, de personnage qui puisse, dans cette partie, donner en quelque sorte la réplique au tonitruant mais talentueux Efimov. Cette seconde partie marque donc le début d'une certaine faiblesse dans le récit (on sent le besoin de retravailler le texte) mais Dostoievski avait pour elle de grands projets, on ne peut en douter, puisque, après toute une suite de petites tensions et querelles entre Katia et Nétotchka, les deux fillettes tombent ni plus ni moins amoureuses l'une de l'autre. Si elles se "fuyaient" l'une et l'autre, c'était pour éviter de se sentir trop proches. Dostoievski et sa narratrice nous jurent encore leurs grands dieux que tout cela reste platonique mais enfin, en dépit de l'élégance du style et de ses ellipses, on comprend bien que les adolescentes se caressent et l'auteur d'ailleurs ne laisse aucun doute sur la façon dont elles "se couvrent de baisers" à en avoir les lèvres gonflées le lendemain ...

Finalement, alors que la famille repart à Moscou où le jeune Sacha est gravement malade, Katia et Nétotchka sont brutalement séparées. Sur les conseils du violoniste B., qui demeure l'ange tutélaire de celle qui est désormais une adolescente en partance pour l'âge adulte, Nétotchka est confiée à la demi-soeur de Katia, née d'un premier mariage de sa mère, ce qui explique la différence d'âge entre les deux soeurs. Alexandra Mikhaïlovna a fait, elle aussi, un beau mariage, son mari paraît l'aimer sincèrement mais il demeure froid et raide en la présence d'autrui. Alors qu'Alexandra traite très vite Nétotchka comme sa propre fille, lui reste en retrait, semblant surveiller cette orpheline inconnue. Les parents de Katia ont-ils laissé échapper un détail, un indice, sur la "relation" de leur propre fille avec la jeune Nétotchka ? Là aussi, c'est, pour le lecteur, l'inconnu absolu.

Toujours est-il que tout se finit très mal dans une sorte de quadrille assez compliqué : Nétotchka - qui, cette fois-ci, commence à se rendre compte de ses sentiments - tombe en effet plus ou moins amoureuse de sa nouvelle "mère" qui a plutôt l'âge d'être sa soeur aînée ; Alexandra, elle, peu à peu, se met à lui rendre cet amour (mais, là, tout n'est que dialogues - au lecteur de les interpréter - et on peut vraiment croire à une relation platonique ; Piotr Alexandrovitch, le mari, lui, est amoureux de sa femme et croit que les deux femmes sont amantes alors qu'il soupçonnait déjà Alexandra Mikhaïlovna d'avoir un amant, dont le nom n'est pas révélé mais dont Nétotchka en personne a découvert par hasard une lettre enflammée dans un livre de la bibliothèque du château, où elle se fournissait en cachette de ses hôtes - rappelons-nous la mauvaise réputation des "romans" à cette époque .

A ce point ultime qui annonce ce qui sert de "fin" à "Nétotchka Nezvanova", ouvrage qui promettait pourtant énormément, on le perçoit bien, le lecteur ne sait plus très bien où il en est et encore moins où en est son héroïne - et surtout peut-être qui elle est vraiment. Il faut dire qu'elle est encore bien jeune ... Que prévoyait pour elle et son entourage un Dostoievski que le poteau d'exécution et le bagne allaient durement secouer, ce Dostoiesvki de 1849 qui, en 1860, n'est plus du tout le même homme, le sait, le sent et piaffe d'impatience à l'idée de se lancer dans des oeuvres comme "Humiliés et Offensés" qui, à partir de 1861, ouvre la série des grandes symphonies dostoievskiennes ?

Nous ne le saurons jamais. Nous avons assisté à un début, à une genèse et nous avons compris que l'auteur devait reprendre au moins les deux dernières parties de son texte. Tout au plus pouvons-nous penser que Nétotchka Nezvanova eût été bien certainement différente, à la fin du roman qui lui était consacré, si son créateur avait pu l'achever dans des conditions normales.

Mais Dostoievski, lui, que serait-il devenu, en tant qu'écrivain, s'il n'avait pas vécu l'affaire des Décabristes, la condamnation à mort et le bagne à Sakhaline ? Serait-il, aujourd'hui, notre Dostoievski ? Qui se sent, parmi nous, le courage de l'affirmer avec certitude ? ... ,o)
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