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Critique de Thelx


Thelx
23 février 2018
Mai 1968, palace parisien du Meurice. Alors que les revendications des étudiants et des travailleurs contre le gouvernement gagnent en ampleur au point d'immobiliser le pays et que la répression se durcit, même le personnel des établissements de luxe les plus réputés de la capitale se laisse gagner par l'idéal de l'abolition des hiérarchies et de l'avènement d'un système d'autogestion. Le directeur du Meurice est ainsi démis de ses fonctions par ses propres employés, ce qui n'est évidemment pas du goût des clients du somptueux hôtel, grands bourgeois au train de vie d'aristocrates d'Ancien Régime, sur lesquels plane le spectre des révolutions populaires françaises et russes qui ont déjà ébranlé le continent.
Malgré leurs craintes mi-fondées mi-fantasmées, le déjeuner traditionnel de la veuve de milliardaire Florence Gould est maintenu, île statique et imperturbable au milieu du chaos. Au cours de celui-ci sera décerné, comme chaque année, le prix Roger-Nimier au roman incarnant le mieux « l'esprit hussard » que revendique la tablée littéraire qui le compose – terme d'autant plus ironique que les convives ne sont non pas du nombre des révoltés, mais de la classe possédante empâtée dans le luxe, incarnation symbolique de ce contre quoi le monde extérieur se révolte.
L'ironie est en effet le maître-mot de ce roman. Le foisonnement de personnages historiques hauts en couleur – qui témoigne d'une méticuleuse recherche de la part de l'autrice – se décline en une gigantesque ribambelle satirique. Tous plus ridicules les uns que les autres dans leur lâcheté et leurs petites manies d'enfants gâtés aux préoccupations égocentriques et superficielles, c'est à l'assassinat moral d'une certaine droite littéraire et financière, pétrie de contradictions et de suffisance, auquel on assiste. Mais les employés de l'hôtel ne sont pas non plus en reste, ayant vite fait de se critiquer les uns les autres, ou pire encore, de se démettre de leur pouvoir fraîchement acquis, à l'instar de Roland le maître d'hôtel, dès que ceux-ci impliquent des responsabilités désagréables à porter, comme annoncer à Mme Gould la tragique dévoration d'un de ses pékinois par l'ocelot de Salvador Dalí en cavale dans les couloirs de l'hôtel.
Trois personnages sortent malgré tout du lot : le lauréat du prix littéraire, qui n'est nul autre que le jeune Patrick Modiano, créature hors-temps évaporée aux vêtements défraîchis et au débit haché, colonisé par la mémoire traumatique du génocide nazi d'avant sa naissance ; la sinistre « chouette » Denise, Juive rescapée des camps de la mort et épouse d'un policier, qui s'occupe méticuleusement des vestiaires, dernier échelon du luxueux hôtel ; et Aristide Aubuisson, notaire de province célibataire, sans enfant et sans histoires, entretenant des lectures érudites et cultivées comme seul plaisir, coupable et incongru, et qui vient dilapider à Paris ses précieuses années d'économies maintenant qu'il sait que le temps lui est compté à cause d'un cancer. Ces deux derniers sont les seules personnes, inattendues, à avoir lu jusqu'au bout le roman couronné par le prix, à en être émus, lui par le style, elle par le fond qui touche à sa propre histoire, et chez qui cette lecture suscite de lancinantes questions existentielles.

Ce roman est composé dans un style comique mûr et maîtrisé. J'ai apprécié la vivacité de l'écriture et l'humour des dialogues, aux accents indéniablement dramatiques, ce qui vient compenser une action somme toute minimaliste qu'on ne peut guère qualifier d'intrigue. Le cadre du palace invite en passant à des descriptions esthétiques au dandysme appuyé, et la mise en scène de nombreux personnages historiques ravira en premier lieu les passionnés de la période et de ce milieu littéraire.
En dépit de cette focalisation géographique et sociale particulière, le Déjeuner des barricades apparaît comme un roman doublement bakhtinien. La période est à la fièvre révolutionnaire, donnant lieu à de nombreux renversements des ordres sociaux et naturels (le directeur est détrôné puis s'occupera héroïquement des vestiaires, le chef cuisinier désobéira à la commande traditionnelle de sa richissime cliente pour concocter son propre menu au ravissement des commensaux, le gros félin poursuit et engloutit le petit chien, le cancéreux mourant revient à la vie, etc.), et ce dans un style où chaque événement incongru et apparition de personnages aux traits forcés jusqu'à la caricature s'enchaînent en farandole effrénée et grotesque. En outre, cette prolifération permet la multiplication des points de vue, de laquelle naît une polyphonie de perspectives critiques les unes des autres.
Ainsi, sous la plume de Pauline Dreyfus, les descriptions de la vacuité de ces grands bourgeois, légèrement collabos sur les bords bien qu'ils s'en défendent, n'ont guère à envier aux portraits vitrioliques d'Euphrosine et Iphicrate que font Cléanthis et Arlequin dans "L'Île des Esclaves". Mais à dire vrai, sa narration tient également du « progressisme conservateur » de Marivaux, qui se borne à la satire des excès des classes dirigeantes pour aboutir à une invitation, non pas à les libérer et les traiter en égaux, mais à devenir de « bons maîtres » vis-à-vis de celles et ceux qu'ils dominent et continueront de dominer.
En effet, le choix de centrer l'attention sur les outrances du déjeuner et non sur l'héroïsme des barricades, le vocabulaire recherché, parfois rare, les références historiques pointues, ainsi que les considérations méta-littéraires dont cet ouvrage regorge, font qu'il reste accessible et s'adresse avant tout, et justement, aux principales cibles qu'il critique. Certes, sont égratignés un « apolitisme » ou une « neutralité » supposés, et tant vantés, de la littérature qui ne serait qu'esthétisme et « art pour l'Art », pour insister sur le fait, n'en déplaise à ses élites, que cette vision loin d'être impartiale penche en fait très clairement sur la droite, côté statu quo et côté capital. Mais on est moins dans un esprit de littérature engagée, véritablement révolutionnaire, que dans l'humour insolent du bouffon, qui seul a le droit de railler le roi pour lui montrer son vrai visage, mais qui ne connaît guère d'autre existence et d'autre compagnie que la vie de cour et ses courtisans.
Pour finir, le ton badin avec lequel sont moquées les craintes de dépossession et de massacre de ces médiocres nantis dont le pouvoir est remis en cause, renforce la conscience d'une certaine ironie dramatique chez le lecteur. Ses connaissances historiques ultérieures à ce mois de grand chambardement ne peuvent que réduire l'incertitude de l'interregnum et la crainte de la révolution, à la perception d'une simple intermittence cyclique, divertissante et rassurante, de carnaval. Car l'on sait dès l'ouverture du livre que, quand on le refermera, ce grand désordre rentrera assez vite, comme d'habitude, dans l'ordre – au point que cet ordre social ressemble toujours bel et bien, mutatis mutandis, à celui d'aujourd'hui.
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