Les choses me semblaient en tous cas transparentes : hanté par les fantômes d’Hiroshima, l’ancien pilote avait essayé dans un geste désespéré de se supprimer. Les détails de sa tentative avortée étaient parus dans un journal local. Un vétéran du nom d’Eatherly- rien de plus précis- avait avalé des médicaments dans la nuit, une trentaine de comprimés. Sa femme avait téléphoné aux urgences. Conduit à l’hôpital, il avait été tiré d’affaire par aspiration gastrique. A l’époque, faute de recul, j’étais bouleversée. En réalité, tout cela n’était pas si affolant. Un militaire, lorsqu’il veut se tuer, ne se rate pas.
Sous mes ailes, le brouillard dense s'est dissipé. Une immense fenêtre au creux des nuages offre une opportunité de bombardement magique, presque irréelle. Le soleil traverse cette ouverture et illumine en contrebas, comme s'il la dessinait avec la pointe d'u couteau, la ville d'Hiroshima, les habitations serrées, structures en bois et bétons mêlées, le quadrillage dense des rues ordonnées par les affluents de la rivière Ohta qui se déploie dans la ville comme une main maigre à six doigts se poursuivant jusqu'à la mer.
Quand j’étais avec lui, je passais des moments étranges et doux, presque agréables. A contrario, sur le chemin du retour quand je songeais à cet homme qui m’avait dévoré les meilleures années de ma vie, mes joues rosissaient d’une fureur glacée.
-Pour attirer les projecteurs, certains hommes sont prêts à toutes les folies...
- Certaines femmes aussi.
- Le problème est que, mis à part quelques jaloux et une poignée d'illuminés, les gens célèbres n'intéressent personne.
- C'est vrai. En même temps, on devient célèbre pour soi et jamais pour les autres...
5h55: Les premières lueurs du jour ont percé l'obscurité. Elles font naître un halo composé de vapeurs oranges et violettes qui embrasent l'horizon. Cela ressemble à une rumeur sourde au loin. J'aurais aimé que le matin ne vienne pas. Mais rien ne s'oppose, jamais, à la montée du jour.
Ainsi se finit la dernière nuit d'une ère qui va s'éteindre. Je me situe à l'intersection exacte entre les deux espaces, celui d'avant la bombe, et celui d'après. Le passage de l'un à l'autre ne se fait pas dans une unité de temps classique mais dans celle que génèrent des engins qui filent à quatre cents kilomètres par heure. C'est pour cela que je suis, malgré moi, le dernier homme de ce monde qui disparaît.
L'homme pourtant continuait de me hanter. J'avais aimé son visage, son expression étrange, quelque chose de charmant, de jeune, d'inquiétant et d'avide, une sorte de mélange curieusement contradictoire recouvert du drapé sombre d'une pierre noire micacée.
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