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Critique de Lesaloes


Paradis perdu
« Pour Whitehall aussi, le point de vue changeait car ici, à Londres, Chypre n'était pas seulement Chypre : elle était un maillon de la fragile chaîne de centres de télécommunications et de ports, la colonne vertébrale d'un Empire qui s'efforçait de résister à l'usurpation du temps. Si l'on abandonnait Chypre, que deviendraient Hong Kong, Malte, Gibraltar, les iles Falkland, Aden... autant de rocs ébranlés mais encore fermes dans le dessin général ? La Palestine et Suez avaient été des problèmes de souveraineté étrangère. D'un point de vue géographique et politique, Chypre faisait partie de cette colonne vertébrale de l'Empire. Ne fallait-il pas, dans ces conditions, la garder à tout prix ? »
Lawrence DURRELL, Citrons acides (Bitter Lemons), Libretto, 1957, p. 258

Alors que pour l'auteur tout est désormais accompli et qu'il repose depuis 1990 en terre de France, à Sommières, c'est toujours le miracle et le pouvoir de l'écrit, de la littérature, de nous restituer intact et grouillant de vie tout un pan de son existence, de ressusciter sa rencontre avec le peuple et les personnages hauts en couleur de l'île de Chypre, à Bellapais dans ce village dominant Kerynia, où sur les hauteurs on retrouve encore sa maison Bitter Lemons - les tractations toutes théâtrales de son marchandage, un régal - ou l'Arbre de l'Oisiveté Tree of Idleness au coeur du bourg, tout près des superbes ruines de l'abbaye de la Belle Paix. Dans cette île où la nature étale ses splendeurs, « Et quand nous effleurions le tapis de fleurs, les tendres tiges claquaient contre nos chaussures et leurs pétales se refermaient sur nous comme si elles voulaient nous entraîner dans le monde souterrain d'où elles avaient surgi, nourries des larmes et des blessures des immortels. »
Mais les années 1950 de son séjour coïncident aussi, en contraste, avec le moment décisif de l'histoire de l'île, la lente montée des dangers, l'irrésistible aspiration à l'indépendance des Cypriotes, soutenus par la Grèce soucieuse de récupérer pour elle-même ces terres qu'elle estime siennes. Tout débute alors pianissimo par les manifestations bon enfant des lycéens et des grèves pour s'achever par le fortissimo des attentats, des assassinats et du fracas des bombes, intervention des forces armées et le paroxysme de l'exécution d'un révolutionnaire, devenu martyr de la cause de l'organisation indépendantiste, EOKA, sous le regard réprobateur des peuples du monde.
Dès lors tout bascule. La chaude tradition de l'amitié et de l'hospitalité entre voisins, la cohabitation des communautés grecque et turque vont peu à peu se muer en distance, froideur et méfiance mutuelle dans ce récit des occasions ratées - mais avons-nous fait mieux alors avec nos corps expéditionnaires ? - la crise aurait pu trouver une issue pacifique par la mise en place d'un référendum d'autodétermination. On se retrouve alors avec un peuple schizophrène obligé de s'opposer à des Anglais dont il apprécie la culture, l'intégrité et, paradoxalement, la démocratie, « Oui, poursuivit-il d'une voix lente et assurée, la voix d'un vieux sage de village, oui, même Dighenis, qui combat les Anglais, il les aime vraiment. Mais il va être obligé de les tuer - avec regret, et même avec affection. »
Et ce sera pour Lawrence Durrell, et pour nous, le départ et la fin de toute une époque, celle de l'Empire britannique, dans ce captivant récit historique et rempli d'humanité d'un éden perdu.
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