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Critique de Alzie


Alzie
09 septembre 2016
On roule avec Chaïm Soutine en fourgon mortuaire et dans la France occupée. le peintre a été hospitalisé en urgence à Chinon dans les derniers jours de juillet 1943, rupture de la paroi gastrique. Il souffre d'un ulcère depuis de nombreuses années. Placé sous morphine et déclaré mort. La voiture doit traverser la ligne de démarcation et l'emporter à Paris pour l'y faire opérer ; ainsi le veut semble-t-il sa compagne Marie-Berthe Aurenche. Du sud, zone NONO (non occupée), au nord zonO (zone occupée), ce ne sont que bruits de bottes, échos de rafles et de tabassages. A l'intérieur du fourgon Soutine, mi-conscient, mi-comateux, est submergé de visions délirantes. Mise en scène parfaite qui, jointe à la menaçante et bien réelle toile de fond du dehors, donne à l'ensemble du récit les accents d'une épopée hallucinée assez poignante, vraiment réussie de mon point de vue. Celle d'un peintre juif pris dans les désastres de l'Europe ; ayant atteint la France après avoir échappé aux pogroms du début du XXe siècle ; artiste traqué ensuite, inscrit sur la liste Tulard en octobre 1940, achevant sa vie dans la clandestinité et dans une capitale défaite (Paris) qu'il avait connue lumineuse.
L'arrière plan sinistre et oppressant du contexte rend presque consolant le monde clos de ce corbillard dans la proximité du peintre mourant et des images qui l'assaillent. le cours de sa vie passée remonte en projections successives et tourbillons désordonnés que renforce une sorte d'exaltation du style Dutli. Surgissent Marie-Berthe ou Gerda à Civry. Des images obsédantes du shtetl à Smilovitchi, les souvenirs de Minsk et de Vilna, puis de Paris où il arrive à la veille de la guerre en 1913 pour rejoindre ses amis Krémègne et Kiköine. La Ruche, la Cité Falguière, le Dôme, la Rotonde et le Capitole revivent en compagnie des artistes qui ont délaissé Montmartre et franchi la Seine pour Montparnasse devenu ce carrefour libertaire où confluent les immigrés et parmi eux la colonie des Russes. Soutine côtoie les avant-gardes, rencontre Zborowski et Barnes. Et surtout l'ami Modi(gliani). Souvenirs pêle-mêle de toiles, faites, refaites ou déchirées, vendues et rachetées.
L'aspect historique et biographique, la tonalité et le rythme suffiraient à rendre la lecture tout à fait attrayante mais ce qui la rend captivante est ailleurs. Si l'écriture renvoie aux pulsations tragiques de l'histoire du vingtième siècle la peinture est totalement souveraine, vitale, dans ces pages où les images suggèrent qu'elle pourrait aussi transcender toutes les offenses faites à la création et au genre humain. Dans ce voyage peu orthodoxe le moyen choisi par Dutli pour mettre le lecteur au contact du peintre, directement, par un regard rétrospectif halluciné jeté sur le flux de sa propre création, insuffle un dynamisme particulier à cette lecture. Il rend visibilité et cohérence et, par là, toute sa puissance à l'ensemble de l'oeuvre peint de Soutine dont la force d'attraction visuelle est restituée par les mots. Les portraits d'enfants, de grooms et d'apprentis, les paysages tordus de Céret, Cagnes et Champigny-sur-Veudre ou les natures mortes en série des années 1925 ("Boucherie Soutine"), peintes dans l'atelier de la rue du Mont-Saint-Gothard, font basculer sans résistance dans l'univers d'une création où douleurs rime avec couleurs. Où l'interdit de la représentation le dispute sans cesse à l'absolu de l'art. Le pur à l'impur. Eternels démons de Chaïm Soutine, "assassin de ses toiles". Car il en a détruit beaucoup. Entre le blanc et les couleurs, il aurait peut-être finalement choisi laisse entendre Dutli.
Cette lecture fait succomber à la tentation d'une visite à l'Orangerie pour regarder les vingt deux tableaux de la collection Walter/Guillaume. A défaut de pouvoir s'y rendre, la vision originale et toute personnelle de l'écrivain, son oeil exercé et sa connaissance approfondie du peintre Soutine resteront pour les curieux une invitation littéraire à le découvrir au-delà des clichés répandus - Soutine, juif errant et tourmenté, peintre maudit, classé à l'Ecole de Paris etc. "Comment le monde de Soutine s'est-il mis à bouillonner et à prendre de la gîte ? Quand les choses représentées ont-elles commencé à osciller d'un bord à l'autre du tableau ?" Ces questions de Xavier Girard dans un autre livre très différent par la forme et tout aussi passionnant (2012), sont également celles que ce "Dernier voyage de Soutine" continuent d'explorer.
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