Peut-on parler d'un lieu comme étant antihéroïque ? Si oui, ce quartier excentré de Tbilissi, dominé par des groupes d'immeubles d'habitation de l'époque soviétique, en est un. Les deux choses les plus remarquables à propos de la partie de ce quartier où se déroule ce roman sont, comme les premières pages le soulignent :
le nom de la rue, Kerch, référence à une ville de Crimée, tardivement élevée au statut de « ville héroïne » de la Seconde Guerre mondiale, et
le fait que, tout au bout de la rue, se situe « l'Ecole Résidentielle pour Enfants Handicapés Mentaux ou, comme disaient les gens du coin, l'Ecole des Attardés ».
Mais le propre de la littérature est – bien sûr – de savoir se nourrir de tous les cadres, de toutes les expériences de vie. Pour
Nana Ekvtimishvili, l'auteure, l'inspiration est venue tout droit de son enfance, alors qu'elle grandissait près de cette école de la rue Kerch : « à cette époque, on avait l'impression d'être au bout du monde – un endroit où tu ne voudras jamais retourner, mais que tu ne pourras jamais oublier non plus », comme elle le décrit dans cet entretien.
Ni le quartier, ni l'école, ni bien sûr le roman, ne sont dénués de héros : dans la mémoire collective de l'école, ce sont d'abord Kirile et Ira qui viennent à l'esprit : tous deux ont été transférés dans des écoles « normales », ont continué leurs études à l'université, ont trouvé du travail, se sont battus pour leurs droits. Ils reviennent parfois sur les lieux de leur enfance, mais leur trajectoire les a fait passer dans un monde inatteignable et quasi-mythique pour les autres enfants.
Ce sont les années 1990 ; la chute de l'URSS et les flots de réfugiés venus d'Abkhazie font qu'il n'y a plus d'argent public : pour l'école, cela veut dire un bâtiment traversé par les vents d'hiver, dont les balcons s'effondrent et les plafonds prennent l'eau, et dont les dortoirs sont surpeuplés d'enfants parmi lesquels certains ont simplement été placés – ou abandonnés – là parce qu'il n'y a plus de places dans les orphelinats « normaux ». Seule une poignée d'adultes y est restée : Tiniko la directrice corrompue, la bonne
Dali, Vano le professeur d'histoire dont la présence mutique n'est pas sans lien avec les cauchemars qui secouent certains enfants.
Le roman se déroule le temps d'un printemps et d'un été, ce qui rend le cadre un peu moins déprimant. Surtout, il est porté par la présence – et la description, sensible et juste – de ces enfants, tout occupés à y vivre la vie qui leur a été donnée, et qui est souvent la seule vie qu'ils connaissent.
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