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Critique de Zoeprendlaplume


La monture est un roman de Carol Emshwiller; totale découverte pour moi, même si j'avais déjà lu plusieurs critiques de ce livre ici et là lors de sa réédition chez Argyll. C'est un roman assez court, mais frappant, et qui selon moi est aussi particulièrement marquant, même si j'en espérais davantage.

La monture inverse les rôles, les points de vue et les valeurs. Les humains sont les montures des Hoots, qui ont pris le contrôle de la planète. C'est profondément dérangeant et pénible à imaginer. Ca l'est d'autant plus à double titre. D'abord, l'autrice nous propose un récit raconté par Charley, une des Montures, particulièrement satisfait de son sort. Content de servir, content de l'état des choses, et content de sa place. Notons que Charley en est même réduit à sa fonction première, et que c'est cette fonction qui est le titre du roman. Preuve qu'il n'est rien en dehors de son rôle. Ensuite, parce que les premières pages s'adressent à nous, humains : petits êtres réduits à deux jambes et destinées à servir. le narrataire est donc intégré au récit et au monde proposé, et fait partie des esclaves des Hoots. Pas commode d'entrée de jeu, il faut le reconnaître.
Ce qui est le plus pénible, c'est l'utilisation par les Hoots de notre propre argumentaire utilisé jusqu'ici pour justifier notre domination sur le vivant. Encore plus quand cet argumentaire est retourné… contre nous-mêmes. le roman offre alors un reflet de notre fonctionnement d'humains. Et il inverse les positions pour nous prendre à notre propre jeu. Ici, l'humain est un simple cheval ou un chien, cet animal de compagnie qu'on caresse avec bienveillance et qu'on « aime », à notre façon d'humain. le roman donne d'ailleurs quelques aperçus de cet amour inégal et malaisant : les petites récompenses, dressage, divertissements, tableaux dans les habitations, comme des traces de cet « affectueux » amour bienveillant que les Hoots portent à leurs montures et les Humains à leurs animaux de compagnie. On retrouve même le discours sur la « complémentarité » entre espèces… Quand l'Homme devient l'animal de compagnie, on se rend compte à quel point ce blabla existe pour nous donner bonne conscience.


Par ailleurs, La monture est un texte qui oscille avec brio entre cruauté et grande naïveté. Cruauté du discours faussement bienveillant et mielleux des Hoots, cruauté du sort auquel on est réduit. Certains épisodes m'ont viscéralement gênée (notamment celui avec le mors que Charley veut mettre). La violence des combats n'épargne pas les personnages, détruit des familles, dès lors scindées par les chemins pris et les valeurs de chacun. Haine, ressentiment, perte de repères, position humiliante : La monture est un roman qui n'épargne pas son lectorat.
Sans doute la cruauté est-elle exacerbée par le discours naïf et ingénu de Charley, passif devant son sort. Son phrasé est court, très simple, et Charley saute du coq à l'âne sans arrêt. le vocabulaire est peu étendu et certaines de ses pensées ressemblent à du boudin d'enfant face au discours parental. le style du roman est donc à l'image de Charley, de son âge, de son statut et de son histoire. Il y a une cohérence d'ensemble, toutefois à la longue ça m'a lassée. Heureusement, le roman est assez court.

Enfin, pour moi ce roman est semblable à un conte, tant il en reprend certains codes.
Premier élément en faveur du conte : le background très limité. Où on est ? A quelle époque ? Comment les Hoots sont parvenus jusqu'ici et comment ont-ils réussi à s'imposer ? le roman n'offre que très peu d'infos. Aucune explication non plus n'est donnée sur leurs capacités à s'adapter, biologiquement. Ils sont petits, tiennent à peine debout, et ils sont les maîtres du monde ? Difficile à croire… C'est parce qu'on est typiquement dans un conte. Nul besoin de chercher la vérité et la vraisemblance, ici ce n'est pas ce qui compte.
Deuxième élément qui m'a fait penser au conte : l'aspect oral et très simple du récit. L'oeuvre est courte, centrée sur quelques personnages et une intrigue fort simple, linéaire, uniquement ponctuée de quelques grands événements. L'intérêt ne réside donc pas non plus dans la difficulté de l'intrigue et le scénario hyper développé.
D'autre part, les personnages sont, à première vue, assez bruts, pas très fins. Pas très complexes à comprendre. Mais ils évoluent au fil du récit, au gré des amitiés qui se forgent, des liens familiaux qui se solidifient et d'attachements divers et variés qui se développent. Alors on parvient enfin au dernier élément caractéristique du conte : le message.
Car La monture interroge en effet. le roman provoque toute une série de questionnements, et le fait dans la douleur. Car je l'ai dit plus haut, le roman porte une large part de cruauté. le conte ne fait jamais dans la dentelle, il apprend la vie et le sens de la vie. On est tout à fait dans ce registre ici.
Le récit questionne alors les rapports maître/esclave, et surtout ce que cela signifie d'être un être humain. La réponse de Charley à cette question est la suivante : « Je ne sais pas ». Terrifiant, non ? On ne lui a jamais appris, comment pourrait-il le savoir ? La monture est donc cela : un apprentissage de l'humanité, de la liberté et de ce que cela signifie; le poids du choix, de la responsabilité, et aussi de la perte liée à l'attachement. Autant d'apprentissages très difficiles pour Charley qui s'y perd, refuse, s'obstine, recherche son petit confort « comme avant ».

Pas mal de choses intéressantes à en dire, toutefois, comme je l'ai dit plus haut, ce roman n'a pas provoqué chez moi les ressentis que j'avais espérés – et craints. Je m'attendais à une lecture particulièrement insupportable, qui me hérisserait à chaque instant. Ca a été le cas pendant le premier tiers, puis la lassitude de la narration et des atermoiements de Charley m'ont lassée. de ce fait, je me suis un peu ennuyée pendant la seconde partie, avant de finir le bec dans l'eau avec cet excipit très ouvert. Je m'attendais à quelque chose de beaucoup plus fracassant, dérangeant, viscéralement. J'ai été gênée, dérangée, mais ça n'a pas non plus généré chez moi de malaise profond.
Le pire, je crois, c'est que « je m'y suis fait » : peut-être que dans le fond, c'est précisément ça, cette habitude à la servitude, qui peut paraître insupportable. Car j'ai très bien pu comprendre Charley dans son désir de retour au confort et dans son absence de questionnement. Je m'y suis d'ailleurs complu comme lui, finissant par donner raison aux Hoots : syndrome de Stockholm sans doute… En attendant, le roman nous pousse à nous interroger : que ferions-nous, à la place de Charley ? Serions-nous tentés de résister, de nous révolter, ou pas ?
Alors, a posteriori et quelques jours – semaines – après la lecture, je me dis que La monture est un texte qui se rumine. Il faut l'absorber et le mâcher sur la durée comme le font les vaches. Il se réfléchit davantage sur le temps long qu'il ne fait réagir sur le temps court. Selon moi, il ne génère que peu d'émotions brutes et directes dans l'instant, sauf par moments très fugaces. Il provoque au contraire un long chemin de pensée et révèle toute sa force dans cette mastication prolongée. En cela, il est davantage, pour moi, un texte philosophique qu'un roman d'action, et à prendre comme tel.
Lien : https://zoeprendlaplume.fr/c..
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