Fallait-il que les gars de la marine ne fussent pas regardants sur la marchandise, pas exigeants sur la chair fraîche ; fallait-il qu'au cours de leurs traversées ils en eussent rêvé, de chouettes pépées du port, pour accepter de monter avec ce rogaton, ce minuscule quignon de femme chantant des airs allemands façon Marlène Dietrich, ange noir aux ailes atrophiées qui, mon Dieu, ne possédait – et n'avait jamais dû posséder–ni les jambes, ni la voix, ni les yeux, ni à vrai dire le moindre point commun avec son illustre modèle sinon celui, paradoxal et abusif, de pouvoir malgré tout être désigné sous le terme de femme…
Femme ! [...] Femme, Germaine Schüller ?
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Cobra énorme englué dans la bile et les vapeurs d'alcool.
Le marteau cogne de plus belle dans mon coeur et mon crâne. Putain de gueule de bois.
Comme beaucoup d'histoires, celle-ci trouvera donc son terme dans le décor impersonnel d'un hôpital.
Par commodité.
Comme si les affres et les tendresses de l'existence devaient finir étouffées dans du coton, endormis dans l'éther, nappés de carrelage blanc, lisse, désinfecté.
Et quand Gégé (Germaine) boit, elle boit beaucoup.
Elle ne boit pas, elle se bourre la gueule à s'en péter les veines, à s'en arracher le coeur, à s'en déchirer la mémoire.
Carole. Carole la généreuse, qui parle et rit et embrasse à gorge déployée, et dont la chemise Lacoste si joliment remplie donne soudain aux hommes l'envie d'en découdre à mains nues avec un crocodile.
Ma tante se recroqueville frileusement au premier, sous les plumes d'un édredon, bercée par ses pensées, nageant complaisamment dans l'océan sépia de ses souvenirs.
Je regarde ma grand-tante tandis qu'elle se ressert de café, doigts en anse de tasse et mains de porcelaine fendillée.
Femme !
Femme, ce raisin sec en bas résille, femme, cette pauvre petite chose détrempée, plate comme un comptoir, sentant l'éponge, la bière et la sueur ?
Femme, cette créature édentée, au menton en galoche, aux petits yeux roulant sous des sourcils épais, aux bajoues couperosées et aux mains rouges comme du vin rouge, du gros vin rouge piqué pour les marins du port aux joues rouges de joie, eux aussi édentés, ouvrant des gueules larges comme des soutes et riant aux éclats devant cette crevette leur donnant en pâture la lointaine parodie de la grande Marlène ... Femme, Germaine Schüller ?
C'est une main recroquevillée comme un oiseau tombé du nid, un moineau tout tremblant de ne pas renoncer, défendant bec et ongles son espérance de vie.
Une autre main se tend pour ramasser l'oiseau dans le creux de sa paume, se refermer sur lui. Ma tante sous ses phalanges sent chaque pulsation de ce petit coeur d'ange, ce pouls dont elle sent bien qu'il ne bat maintenant que pour mieux combattre.
Entre ces deux mains serrées, paume contre paume, veines contre veines, rides dans rides et doigts entremêlés, on ne pourrait glisser un cheveu.
Il y passe pourtant toute la chaleur du monde.