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Critique de HordeDuContrevent


Dans l'antre du bison…

De quoi serions-nous capables si notre mère était violée ? Si la matrice sacrée, notre matrice sacrée, le berceau premier, était profané ? Et que nous étions adolescents au moment du drame ?

C'est sur la base de ces questions terrifiantes que Louise Erdrich, auteure amérindienne, a construit son roman. Et sur la base de statistiques glaçantes : Une femme amérindienne sur trois sera violée au cours de sa vie ; 86 pour cent des viols et des violences sexuelles dont sont victimes les femmes amérindiennes sont commis par des hommes non-amérindiens. Et, enfin, sur un constat amer : l'enchevêtrement de lois qui dans les affaires de viol fait obstacle aux poursuites judiciaires sur de nombreuses réserves indiennes existe toujours.

A la fin des années 80, après le viol brutal de sa mère, Joe, jeune indien de treize ans qui vit dans une réserve dans le Dakota du Nord, va devoir admettre que leur vie ne sera plus jamais comme avant. Sa mère, très marquée, prostrée, encagée, mettra du temps pour sortir de sa léthargie, pour entrer de nouveau dans le cercle familial et renouer avec la parole. Joe comprend peu à peu que son père, qui s'est emparé de l'enquête étant juges des affaires amérindiennes dans la réserve, ne peut rien. En effet, ils ne savent pas exactement où le viol a été commis, s'il s'est produit au sein de la réserve, sur une terre tribale, sur un terrain privé, sur une propriété blanche. Et le viol a été par ailleurs commis par un blanc. Impossible d'engager des poursuites judicaires sans savoir quelle loi s'applique…Face au regard de bête traquée de sa mère sous sa couverture qui « regarde fixement comme du fond d'une grotte obscure », face à son allure d'araignée repoussante et étrange, le jeune garçon n'aura d'autre choix que de mener sa propre enquête, son voeu le plus cher étant de revenir comme avant. Cette impossibilité de retour en arrière et sa quête marqueront pour lui la fin de l'innocence.

L'écriture est tranchante, simple, sans circonvolution, elle touche exactement là où ça fait mal. La plume acérée est flèche, comme tirée d'un arc, elle se fait alors lame. Des phrases directes et limpides, claquantes, comme le feraient les mots d'un adolescent meurtri, fou de douleur. Et nous sommes précisément dans la tête de Joe, à hauteur d'enfant. Ce sont ses entrailles qui parlent, ses tripes, son instinct, son coeur. Les mots de Joe sont souvent tout en retenue, non par politesse ou par pudeur, simplement parce qu'il ne sait pas toujours comment exprimer des sentiments qui le dépassent. Quelques mots seulement, un regard, une position permettent de percevoir l'immense détresse qu'il ressent face à sa mère, déchirée, qui ne cesse de tomber encore et toujours dans le puits de l'horreur. Impossible de ne pas éprouver une profonde empathie pour le jeune Joe, il est intéressant de noter d'ailleurs que nous sommes paradoxalement plus proches de l'enfant, étant dans sa tête, que de la victime qui nous met mal à l'aise.

Il y a les mots également pour raconter le désir physique qu'il éprouve pour la femme de son oncle, Sonja. Les descriptions physiques sont formidables et que dire de cette scène de strip-tease hallucinante, cadeau de la jeune femme qui n'a pas froid aux yeux au doyen de la famille, nonagénaire. Il y a les mots pour décrire la chute du père du piédestal sur lequel tout enfant place son père, les lézardes dans l'admiration confiante et aveugle qui fait de tout père un héros. Désir et prise de conscience qui signent la fin de l'enfance, le passage de l'adolescence à l'âge adulte.

« Elle avait un grand sourire blanc éblouissant et tape-à-l'oeil. Elle a levé les yeux et l'a dirigé vers moi quand je suis entré. Une vraie lampe à bronzer. Ses cheveux moussus comme de la barbe à papa étaient gonflés en une tourbillonnante couronne jaune, une longue et hirsute queue de cheval s'en échappait et tombait dans son dos. Comme toujours, elle était vêtue de façon spectaculaire – ce jour-là un survêtement bleu layette bordé d'un liseré à paillettes, le haut ouvert aux trois-quarts. J'ai retenu mon souffle à la vue de son T-shirt, une étoffe plus claire aussi transparente que des ailes de fée ».

Le récit intègre avec subtilité les rites et coutumes indiennes, les costumes aux empiècements brodés de perles, aux ornements façonnés et aux longues franches en cuir, les danses au son des tambours, mais aussi de vieilles légendes indiennes que raconte l'aïeul dans son sommeil. le roman prend alors la forme du conte et son onirisme vient s'entrelacer subtilement avec le pragmatique coeur du livre constitué de l'enquête. Ces croyances chamaniques qui se superposent alors à la religion catholique dont il est fait un large prosélytisme auprès des indiens, teintent l'histoire d'une ambiance mystique et sacrée dans laquelle le côté thriller puise une belle profondeur. Ce mysticisme, où le Bison est figure centrale, est tel un vent silencieux permettant de ressentir, sous l'aspect très factuel du crime, quelque chose de plus vaste, de plus mystérieux.

« Les chasseurs dans les plaines peuvent survivre à une tempête meurtrière en s'aménageant un abri dans une peau de bison dépouillé aussitôt, mais il est dangereux de pénétrer dans l'animal. Tout le monde le sait. Pourtant dans son délire, aveuglé et attiré par sa chaleur, Nanapush se glissa à l'intérieur de la carcasse. Quand il fut là, le confort subit le fit défaillir. le ventre plein et environné de chaleur, il perdit connaissance. Et pendant qu'il était inconscient il devint un bison ».

Livre sur l'amitié pure et éternelle comme peuvent le vivre les adolescents, sur la communauté et les liens familiaux, sur la fin de l'enfance, sur le désir, sur la justice, justice des hommes et justice divine, sur le racisme des blancs envers les indiens, ce récit riche et captivant montre que si tout le monde n'a pas de monstre en lui et que la plupart de ceux qui en ont le gardent sous clé, une fois libéré cependant, la question de la captivité et de la mort du monstre est éminemment dramatique. Quelle que soit l'issue. Justice ou pas.

Merci à mes chères amies Sandrine (@Hundreddreams) et Nicola (@Nicolak) pour cette lecture commune qui m'a permis de découvrir cette auteure. Ce fut une découverte pour toutes trois. Nous avons été sensibles au cri de Louise Erdrich face à l'injustice et à la violence dont sont victimes encore aujourd'hui les indiens, émerveillées par son écriture, flèche dont les plumes bigarrées mâtinent le texte de touches oniriques de toute beauté.

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