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Critique de berni_29


Lorsque j'appris tout récemment qu'Annie Ernaux venait de se voir décerner le prix Nobel de littérature 2022, je fus tout d'abord étonné. N'ayant encore rien lu d'elle il me fallait faire le choix idéal d'une lecture pour entrer dans son univers. J'annonçai un matin sur le fil du challenge Prix Nobel de Babelio que je venais d'emprunter Une femme auprès de ma médiathèque préférée. Je n'avais pas pris conscience de la portée ambiguë et cocasse d'une telle phrase. C'est mon amie Isacom qui me l'a fait remarquer tout-à-l'heure, évoquant les commentaires bon train que je n'avais pas vus.
Elle fut une femme tout d'abord, elle fut une mère plus tard. Annie Ernaux donne ici naissance à cette femme ordinaire, qui s'est éteinte un lundi sept avril dans une maison de retraite de province.
« Il me semble maintenant que j'écris sur ma mère pour la mettre au monde. »
Comme j'ai aimé cette image inversée convoquant le seul pouvoir des mots et leur magie. Annie Ernaux en effet met au monde sa mère à travers ce texte simple et beau, pour lui redonner vie le temps de quelques pages, refaire le chemin en sens inverse vers elle.
Combien de temps faut-il attendre avant de saisir une feuille blanche, commencer à écrire quelque chose, une esquisse tout d'abord, une première phrase peut-être, par quels mots commencerait-elle ? J'imagine ainsi l'écrivaine devant un bureau, peut-être une fenêtre offre un paysage, une perspective lointaine, un horizon. Peut-être y-a-t-il une photo de sa mère tout près d'elle ? Une photo d'elle jeune, vieille ? Peut-être au contraire cela l'aurait-elle gênée dans son inspiration ? Je me suis posé toutes ces questions.
Annie Ernaux visite ce chemin d'avant comme une chronique d'autrefois et en même temps actuelle, avec parfois moultes détails qui nous donnent à percevoir des bruits, des images qui nous deviennent familiers...
Elle fouille dans sa mémoire, comme cela, pêlemêle, et viennent alors en désordre des scènes où apparaît cette femme active, vive, orgueilleuse, parfois violente.
Elle semble avoir toujours été là, mais comment séparer le réel de l'imaginaire lorsqu'on convoque nos proches dans les souvenirs des jours passés. Et comment les faire vivre aussi, avec cette part de vécu qu'ils ont sans nous ?
Elle nous parle de celle qui fut belle pendant les années de la guerre...
Elle nous parle des étés au bord de la mer...
Elle nous parle de celle qui chantait à pleine voix à l'église.
Elle nous parle de celle qui avait aussi un rapport presque sacré avec les livres.
S'élever, pour sa mère, c'était d'abord apprendre, sortir ainsi de sa condition misérable.
« Elle a poursuivi son désir d'apprendre à travers moi. »
Annie Ernaux a cette envie d'ancrer son histoire dans sa condition sociale et qui, si j'ai bien compris, fait le sel de ses livres.
Elle nous évoque les débordements de tendresse, les reproches, les disputes de sa mère avec son père, la violence des mots...
En écrivant ce récit, Annie Ernaux oscille entre la « bonne » mère et la « mauvaise » mère, dans cette ambivalence qui sans doute parle à certains d'entre nous. Regard sombre, regard affectueux, regard faseyant, parfois empathique, parfois sans concession, livrant les qualités et les défauts d'une personne au caractère fort, entier, exigeante avec les autres autant qu'avec elle-même.
Annie Ernaux nous évoque l'adolescence, où l'on se détache parfois de ses parents, ici celle-ci évoque son éloignement de sa mère, le thème de la liberté féminine, les combats qui vont donner sens à son itinéraire d'écrivaine tandis que pour sa mère, la liberté des femmes n'était que perdition... Comment alors dans ces cas-là, ne pas rompre les amarres ?
D'une écriture sobre, pudique, loin des effets de style, Annie Ernaux rend hommage à celle qui n'avait pas d'histoire, ou peut-être ne semblait pas en avoir, mêlant l'intime à ce paysage social qui lui tient aussi à coeur.
Annie Ernaux a cette envie d'ancrer son histoire dans sa condition sociale et qui, si j'ai bien compris, fait le sel de ses livres.
Elle sent parfois que quelque chose en elle lui résiste dans cette écriture, ce cheminement, l'envie de ne conserver de sa mère que des images purement affectives, joie, tristesse ou colère, sans leur donner un sens... Mais le cheminement d'Annie Ernaux est d'aller toujours plus loin... Sinon, ce serait quoi écrire ?
Elle a le pouvoir de nous faire reconnaître dans ces pages nos mères, celles qui sont uniques, qui nous manquent lorsqu'elles ne sont plus là, qui nous manquent malgré leurs secrets, leurs erreurs, leurs errances,
« Est-ce qu'écrire n'est pas une façon de donner ? »
À la fin de ce long travail d'écriture, Annie Ernaux s'aperçoit que l'image qu'elle a de sa mère est redevenue peu à peu celle qu'elle s'imaginait avoir eue d'elle dans sa petite enfance, « une ombre large et blanche au-dessus de moi. »
Dix mois à écrire ce livre qui pourtant ne compte qu'une centaine de pages. Cela montre l'intensité de chaque mot. Dix mois où son héroïne s'est invitée sans relâche dans les rêves de l'écrivaine. Qu'ont-elles pu se dire dans ces instants-là ?
À l'évocation de nos chères mères disparues, il sera sans doute difficile ce soir d'avoir pour certains d'entre nous l'humeur primesautière, quoique, de cet adjectif au ton presque innocent, j'en ferais bien la première touche du portrait de celle qui me manquera à jamais... Je crois qu'elle aurait voulu que je retienne ce trait de caractère d'elle.
Le dernier paragraphe résonne en moi comme un écho et sa douleur, un dédale pour ne pas dire un labyrinthe où je me perds souvent. Une émotion souterraine qui vient ce soir se glisser dans les mots que je vous écris.
« Je n'entendrai plus sa voix. C'est elle, et ses paroles, ses mains, ses gestes, sa manière de rire et de marcher, qui unissaient la femme que je suis à l'enfant que j'ai été. J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »
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