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Critique de Isacom


J'ai un jour assisté à la remise d'une décoration à une collègue. Celle-ci, dans son discours de remerciement, a dit d'une voix tremblante : "Mes parents auraient été si fiers de moi." C'était émouvant bien sûr, mais ça m'a étonnée aussi. Pourquoi placer sa fierté dans une pareille breloque ?
Et maintenant je me demande : est-ce qu'elle a pensé, Annie Ernaux, "Mes parents auraient été si fiers de moi", à l'annonce de son prix Nobel ? Je n'ai pas la réponse. (Et dans "Une femme" qui raconte la vie de sa mère, il y a beaucoup trop de pudeur pour qu'elle aborde le thème de ses succès littéraires.)
"Une veille de la Pentecôte, j'ai rencontré ma tante M... en revenant de classe. Comme tous les jours de repos, elle montait en ville avec son sac plein de bouteilles vides. Elle m'a embrassée sans pouvoir rien dire, oscillant sur place. Je crois que je ne pourrai jamais écrire comme si je n'avais pas rencontré ma tante, ce jour-là."
C'est pour ça qu'elle me touche, Ernaux : parce qu'elle sait d'où elle vient.
J'ai été émue par la transmission familiale de l'amour des livres, Ernaux Nobel, écrivaine, auparavant prof de français, étudiante en lettres... précédée de sa mère grande lectrice de Mauriac et Colette ("Les livres étaient les seuls objets qu'elle manipulait avec précaution")... et précédée de sa grand-mère qui vivait "sans autre relâchement que la lecture des feuilletons".
Mais ce roman est loin d'être juste un flot de souvenirs d'enfance et de caractères familiaux.
"J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de tendresse, les reproches de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale." Ernaux part d'une expression, d'une réflexion, d'un aphorisme maintes fois entendus de la bouche de sa mère, et à partir de là elle produit une analyse sociologique, elle déploie tout le panorama de la classe ouvrière des années 20, ainsi que de la condition féminine, notamment celle des jeunes filles. Elle décrit cette hiérarchie sociale où chacun aspire à l'échelon supérieur, ainsi ses tantes dénigrant "le monde qu'elles étaient en train de quitter."
Sa mère vient d'une famille paysanne, jeune fille elle a rêvé d'être "demoiselle de magasin" mais est devenue ouvrière d'usine, puis une fois mariée, commerçante. Elle a bataillé pour amener sa fille aux études supérieures. "J'étais certaine de son amour et de cette injustice : elle servait des pommes de terre et du lait du matin au soir pour que je sois assise dans un amphi à écouter parler de Platon."
Tout est là.
Moi qui n'ai longtemps lu que des pavés, je suis frappée par tout ce qu'Ernaux parvient à dire dans de si petits livres. Et je me rends compte qu'aucun ne devrait être plus long : rien n'y manque, rien n'est effleuré ; tout est dit.
Lorsqu'elle décrit sa mère ronchonnant contre elle dans la cuisine, puis tout sourire pour les clients dès lors qu'elle franchit la porte qui mène à l'épicerie, je revois l'épicière de mon quartier dans les années 60, dont la boutique ouvrait effectivement, quoique discrètement, sur la cuisine familiale.
Et lorsqu'elle décrit sa mère désireuse d'apprendre les noms des fleurs dans les jardins, qui "écoutait avec attention tous les gens qui parlaient de ce qu'elle ignorait", je revois la mienne.
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