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Critique de RegisMessac


Le roman policier touche à la tragédie. Lorsqu'on dit cela à propos de Rocambole, on a l'air de soutenir un aimable paradoxe. Cela vous prend tout de suite un air plus sérieux, et reste tout aussi vrai, quand on le dit à propos d'un roman publié à la Librairie académique, par un académicien. On peut en effet donner une idée assez exacte de Madame Clapain, en disant que c'est un roman policier académique.
Académique il l'est, de plusieurs façons. Et d'abord par la forme. On avait coutume naguère de se moquer de ces ouvrages, alors courants, où l'on voit qu'un monsieur bien sage
s'est appliqué.
Nous avons changé tout cela. le désordre est devenu la règle et les messieurs biens sages ne songent qu'à se donner des airs de petites folles. L'application est devenue si rare, même à l'Académie, qu'elle est une vertu vraiment admirable et sans prix. M. Estaunié est un des rares messieurs bien sages qui continuent à s'appliquer. Et on a envie de lui écrire pour l'en remercier. Au sortir de tant de livres où chaque phrase est une frénétique danse du scalp, quel étonnement, et quel soulagement, de trouver un livre où toutes les phrases tiennent debout, marchent sur leurs deux jambes, et sont conformes aux règles de la grammaire. Il y a donc encore des gens qui se donnent la peine d'écrire correctement, de se relire, et de mettre une ponctuation normale ? Il y en a. M. Estaunié en est un. Louange à M. Estaunié. Il serait certainement capable de passer son baccalauréat sans avoir acheté les sujets au préalable. Croyez bien que ce n'est pas un mérite qui court les rues, au temps présent.
Policier, le roman l'est également. Dépouillé des développements adventices, le schéma de Madame Clapain offre une ressemblance frappante avec celui utilisé depuis deux ans par Georges Simenon et qui lui permet de sortir ses ouvrages avec la même régularité mécanique avec laquelle les usines Ford sortent des autos. La vie étouffante et morne d'une ville de province. le café du commerce, le sous-¬préfet... Deux vieilles demoiselles, réduites par l'après-guerre à louer une partie de leur maison a une dame à la fois très effacée et très ¬mystérieuse, madame Clapain. Une série d'incidents en apparence très banaux, mais dont l'accumulation, par un savant artifice, aboutit à créer une atmosphère de mystère qui s'épaissit jusqu'à ce qu'éclate le coup de tonnerre de la mort subite... Madame Clapain regarde par sa fenêtre la place déserte et provinciale ; le facteur apporte une lettre, un vague visiteur vient faire une visite brève et insignifiante. Des paroles sans couleur sont échangées... Et soudain, le lendemain, on trouve Madame Clapain étendue tout habillée sur son lit, râlant. Elle a avalé le contenu de deux tubes de VéronaI.
Comment cela s'est-il fait ? On s'attend à voir débarquer l'inspecteur Maigret, qui fumera un nombre imposant de pipes jusqu'à ce que la situation s'éclaircisse brusquement. Mais pas du tout. Il survient bien un commissaire, mais il ne sert pas à grand'chose, sinon à faire connaitre les joies du flirt à Ida Cadefon, la plus jeune des hôtesses de Madame Clapain, et à révéler, endormies dans l'âme de cette fille déjà mûre, des possibilités qu'elle ne soupçonnait pas elle-même. C'est elle, Ida, qui ainsi émoustillée, se découvrira les talents nécessaires pour jouer le rôle de détective, et mènera la véritable enquête. On découvre alors, peu à peu, tous les dessous ténébreux du passé de madame Clapain, et les passions brutales qui ont mené cette femme si terne en apparence au crime, puis au suicide. Et c'est un drame balzacien. Balzacien parce que M. Estaunié l'a voulu ainsi. Qu'il ait imité consciemment Balzac, cela ne fait pas de doute, mais nous ne sortons pas du cadre du roman policier pour autant. En retournant à Balzac, le roman policier ne fait que remonter à ses origines, et en devenant balzacien, le roman de M. Estaunié ne cesse pas d'être simenonien. Seulement l'explication finale est plus détaillée, la psychologie du crime reconstituée avec plus de soin. Cela se traduit du reste par une différence de volume. Les romans de Georges Simenon n'ont guère que 200 pages ; celui de M. Estaunié en a 327. Mais aussi il coûte 15 francs au lieu de 6. On en a d'ailleurs pour son argent. C'est l'article de luxe. Fabriqué par la vieille maison, maison de confiance fondée en 1635 par le cardinal duc de Richelieu, grand amiral de France. Madame Clapain, traduit en anglais, sera lu avec délices par tous les présidents de banque.
Régis Messac
Les Primaires, n° 32, août 1932

Lien : https://www.regis-messac.sit..
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