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Critique de Labyrinthiques


Il est des moments, dans la vie de lec­teur et d'écrivain (je subo­dore pour celui-là, ne me sen­tant pas écri­vain) où le doute s'insinue plus ou moins for­te­ment : et si tout ceci, la lit­té­ra­ture, la musique, les arts, toutes ces choses imma­té­rielles que l'on côtoie, col­lec­tionne, ché­rit, si tout ceci ne ser­vait à rien ? La lit­té­ra­ture, en défi­ni­tive, ne répond pas à un des besoins essen­tiels à la vie (ce qui peut s'avérer aussi com­plè­te­ment faux quand on songe à la place de la lit­té­ra­ture dans les des­tins d'écorchés vifs de Woolf, de Tsve­taïeva, d'Artaud, etc.). Quand son pays est déchiré par la guerre, quand on crève la faim et qu'on se demande com­ment finir la fin du mois, quand le seul objec­tif de la jour­née est de trou­ver de quoi nour­rir ses enfants, de ne pas mou­rir de froid, de trou­ver une place pour dor­mir… ce n'est pas d'abord à la lit­té­ra­ture que l'on songe. La lit­té­ra­ture donc : ne sert à rien. Vanité des vani­tés. Et puis on lit un livre qui sou­dain nous rap­pelle que la lit­té­ra­ture ne sert à rien et que c'est cette abso­lue vacuité qui la rend indis­pen­sable. Vitale. Parce que, te racon­tant, elle me raconte, elle nous dit, à nous, ce à quoi on appar­tient, parce qu'elle est essen­tiel­le­ment liée à notre moi onto­lo­gique dans la recon­nais­sance de l'autre et à la for­ma­tion d'une com­mu­nauté — fût-elle inavouable, comme le sou­li­gnait Blanchot.

"L'écriture et la lit­té­ra­ture selon Blan­chot, sont insé­pa­rables de l'être en com­mun et de la com­mu­ni­ca­tion. L'écriture n'est pas pour Blan­chot, un objet for­mel et fermé, ce n'est pas un objet esthé­tique ni autis­tique, mais l'écriture c'est le rap­port d'adresse par lequel non seule­ment un moi s'adresse à un toi, mais par lequel il y a seule­ment un moi et un toi, un un et un autre et par lequel seule­ment il peut y avoir une soli­tude et un dehors de la soli­tude, une expres­sion, ou pour reprendre le mot de Bataille une extase.

L'écrivain et le lec­teur se font l'un l'autre, et se fai­sant l'un l'autre, ils se déplacent l'un l'autre et ils se déplacent l'un par rap­port à l'autre. Ils n'ont pas quelque chose à se com­mu­ni­quer, ils n'ont pas un mes­sage à se trans­mettre, ce qu'ils par­tagent, l'écrivain et le lec­teur, c'est à dire aussi l'un et l'autre en géné­ral dans la com­mu­nauté, ce qu'ils par­tagent c'est la puis­sance et la pas­sion de se com­mu­ni­quer et à ceux qui attendent de l'écriture en ce sens une signi­fi­ca­tion déter­mi­nable et communicable."

Jean-Luc Nancy, La ques­tion de la com­mu­nauté
(dans « Un siècle d'écrivains » (FR3): Mau­rice Blan­chot)
Source : Remue.net

La lit­té­ra­ture comme puis­sance et pas­sion de se com­mu­ni­quer. Dés l'avant-propos du Sou­ve­nir de per­sonne le sen­ti­ment de cette puis­sance, de cette urgence (non dans le sens de la rela­tion au temps — il lui a fallu quinze ans pour atteindre ce livre — mais dans celui d'une pres­sion exer­cée qui demande à se libé­rer) est tout à fait pal­pable : « j'ai pro­mis qu'un jour, le jour où je serai grande, je racon­te­rai. […] Je suis venue vous par­ler. » Intran­si­tif. Écrire, tel que M.D..

Cécile Fargues écrit pour redon­ner « un poids, une place » à celui qui, dans la mémoire col­lec­tive, s'est dis­sout, s'est perdu dans la liste inter­mi­nable de ces ano­nymes qui sont nos ren­contres quo­ti­diennes. Je trouve là, quelque part, est-ce la conco­mi­tance des titres ? la même démarche que dans W, ou le sou­ve­nir d'enfance de Georges Perec de recons­ti­tuer, par des che­mins dif­fé­rents, l'essentiel de ce qui nous a, tou­jours déjà, échappé. Plus encore : de ce que l'on a négligé, ignoré. Refoulé. La démarche consiste alors à retrou­ver, à remettre à sa juste « place » la pièce absente et néan­moins essen­tielle du puzzle que forme la com­mu­nauté dans laquelle nous nous recon­nais­sons. Cette pièce, ce tu, c'est Sébas­tien, un ado­les­cent retrouvé « mort vrai­sem­bla­ble­ment par over­dose » un matin, dans les rue d'Angoulême. Un mort sous X (sous W aurait dit Perec). Une pièce négli­gée, un numéro dans un registre, une affaire clas­sée dans la rubrique des faits divers. Mais qui nous raconte. Nous, l'humain. Par la voix de la narratrice.

"Je n'aime pas le mot de témoi­gnage parce qu'il y a cette idée d'à charge et à décharge, cette idée de trans­for­mer un être en éten­dard. Ce livre en est un. Mais il n'y a pas de héros, il y a beau­coup plus, il y a quelqu'un que vous n'avez jamais vu et à qui vous avez manqué."

La ques­tion du témoi­gnage en ouver­ture du récit est essen­tielle. Et c'est ici que s'opère une diver­gence avec Perec : le rap­port à la fic­tion. Perec, on l'a vu, noie le pois­son, emmêle com­plè­te­ment son récit pri­mor­dial dans une fic­tion alam­bi­quée, ellip­tique, dans un laby­rinthe de portes dont cer­taines n'ont pas de clef. Cécile Fargues de son côté aborde son sujet dans la matière brute de l'autobiographie : l'Avant-propos (adresse au lec­teur) et la L'être ouverte (des­ti­née à Sébas­tien) qui pré­cèdent la par­tie nar­ra­tive inti­tu­lée Frag­ments placent le récit dans une réa­lité fac­tuelle et his­to­rique (avec une petite « hache »). Plus encore, le para­texte entier (il y a éga­le­ment un Épi­logue) est le révé­la­teur d'une cer­taine forme de voca­tion lit­té­raire, un che­min pos­sible — mais non recher­ché — sur la voie de l'écriture et de l'amour.

"Ce matin, en me réveillant, j'ai trouvé sur la table juste à côté de mon lit une liasse de papiers réunis, agra­fés, petit pavé blanc imma­cu­lés. Je l'ai pris. Il m'a fallu le tour­ner et le retour­ner plu­sieurs fois dans ma main, l'ouvrir, lire des mots au hasard, le refer­mer, le poser, le reprendre… pour le recon­naître enfin. Der­rière son air défi­ni­tif, il y avait Toi, moi, les mots que depuis des semaines je t'écris ici, l'amour qui ne s'en va jamais. Ils étaient sou­dain là, tous, dans ma main. C'était bien un livre, un vrai. Un que tu aurais pu tou­cher.. […] Et c'est comme si sou­dain t'était rendu tout ce qui t'avais été pris. Un poids, une place. Enfin." p.117

En y repen­sant, le ton du récit est assez étrange : on pour­rait pen­ser que le récit se déroule avec une sorte de déta­che­ment, de dis­tance, de pudeur. Il y a en effet un déca­lage entre la vio­lence des scènes qui sont insup­por­tables et la sen­sa­tion d'une neu­tra­lité de ton dans lequel l'effroi, la colère auraient refusé de s'installer, défi­ni­ti­ve­ment. Cette dis­tan­cia­tion n'a pas voca­tion d'objectiver le récit, d'en faire une approche cli­nique ou socio­lo­gique — comme il est de mode de res­ti­tuer la sor­di­dité ces der­niers temps – mais plu­tôt d'aborder son objet de la façon la plus digne, la plus res­pec­tueuse, la plus humaine (« ce sen­ti­ment sou­dain du vivant ») de l'être qu'elle aime. Cer­taines scènes sont d'une vio­lence inouïe qui nous assom­me­raient, nous feraient quit­ter le livre, fer­mer les yeux, la conscience… mais qui, sous la plume de Cécile, res­tent lisibles. C'est-à-dire visibles. Ne pas détour­ner le regard du réel est pro­pre­ment un fil conduc­teur du roman. Ne pas détour­ner le regard tout court : de l'amour, de la crasse, de la beauté fra­gile… Ne pas détour­ner le regard « à s'en fendre la rétine ». C'est qu'il en faut du… (je ne sais trou­ver le mot exact : cou­rage, cran… parais­sant trop faibles ; tout comme la nar­ra­trice ne sait trou­ver le son juste : « Ta bouche entrou­verte, pas un cri ne sort de la mienne, tous les sons sont trop petits » p. 44) pour affron­ter du regard l'être aimé, un autre enfant, se faire prendre sale­ment par des bêtes sau­vages : « Et il est là, à pré­sent, une moi­tié de sexe à la main qui force tes reins. Tu essaies de te rele­ver, poings fer­més, mais sur ta nuque sa main pèse. Les étoiles, elles, s'indiffèrent, pour cin­quante balles, il te baise. » p.45).

Il y a de l'élégie (éty­mo­lo­gi­que­ment chant de mort) dans ce Paul et Vir­gi­nie au pays de la came, de la crasse et de la pros­ti­tu­tion. de l'élégie inverse pour reprendre un concept d'Emmanuel Hocquard.

Car là est une des forces de ce texte (qui a, d'un point de vue stric­te­ment lit­té­raire et selon le propre aveu de l'auteur, des fai­blesses) : cette his­toire, pour­tant bru­tale et crue ne tombe jamais dans le piège du pathé­tique, ne rumine pas mora­le­ment ou socia­le­ment cette his­toire, ne pousse jamais à expri­mer de la pitié par ce regard biaisé — et rétros­pec­tif — qui vou­drait atti­rer toutes les com­pas­sions du monde, en faire une sorte de mytho­lo­gie esthé­tique post­mo­derne et urbaine de la déchéance1. La nar­ra­trice n'invoque pas une quel­conque rédemp­tion car il n'y a pas de faute, ne sert pas une quel­conque morale car ce n'est pas une fable… Il y a seule­ment des des­tins qui se croisent, se décroisent. Il y a seule­ment quelqu'un a recréé de toutes pièces, quelqu'un à aimer, à tous les temps.

« Je suis notre des­cen­dance » dit-elle à Sébas­tien. Dépo­si­taire d'une l'histoire qui a échappé à la mémoire col­lec­tive, elle est le fruit qui, au pré­sent, conti­nue de semer ses graines.

Vous l'aurez com­pris, le sou­ve­nir de per­sonne est un livre d'amour, un livre bien vivant, un livre qui chante la vie, la vie telle qu'elle est et telle qu'elle ne doit pas nous échap­per, fût-ce en notre souvenir.
Lien : http://www.labyrinthiques.fr..
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