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Critique de Bouteyalamer


Absalon, le troisième fils de David, tue son demi-frère Amnon qui a violé sa soeur Tamar, connait les concubines de son père, lui fait la guerre, est retenu par les cheveux dans un térébinthe, est tué de trois coups de lance. Il n'y a pas d'Absalon dans ce roman, mais la même violence et les mêmes transgressions, dans un monde aussi archaïque que le livre de Samuel. Ce monde de violence, la Confédération, s'engloutit dans la guerre de Sécession et perd en quelques années sa fierté, sa fortune et sa culture. Faulkner comprime ce drame mythique à l'échelle d'une famille mais en conserve la dimension historique.
En 1820 Sutpen a quatorze ans et il ne s'était pas encore rendu compte qu'il était naïf. Il est éconduit par un esclave et s'enfuit le jour même. On le retrouve à 1827 radicalement changé : J'avais un projet. Pour le réaliser, j'avais besoin d'argent, d'une maison, d'une plantation, d'esclaves, d'une famille et, bien entendu, soit dit en passant, d'une femme. Je résolus d'acquérir tout cela sans demander de faveur à personne (p 228). Il épouse en Haïti une première femme qu'il répudie avec leur fils Charles Bon quand il apprend qu'elle a du sang nègre. Il reparaît à Jefferson en 1833 (… les autres hommes assis, les pieds sur la balustrade de l'Hôtel Holston, levèrent les yeux et aperçurent l'étranger. Quand ils le virent, il avait déjà traversé la moitié de la Place, sur un grand cheval rouan fourbu, l'homme et la bête spontanément créés, eut-on dit, de la transparence de l'air, et placés, au beau milieu d'un petit trot harassé, dans l'étincelant soleil de ce dimanche d'été - figure et cheval qu'aucun d'eux n'avait encore jamais vus, nom que personne d'entre eux n'avait jamais entendu, origine et intentions que certains parmi eux ne devaient jamais connaître, p 28). Il fait frauduleusement fortune et épouse en 1838 Ellen, la fille d'un commerçant respecté, Coldfield (Un matin, il apparaissait au petit déjeuner dans la belle redingote d'épais drap noir qu'il avait pour son mariage et que, depuis lors, il porta cinquante-deux fois par an jusqu'au mariage d'Ellen, puis cinquante-trois fois l'an lorsque la tante les eut abandonnés, jusqu'à ce qu'il l'endossât pour tout de bon, le jour où il monta au grenier, cloua la porte derrière lui, envoya le marteau par la fenêtre et mourut ainsi, dans sa redingote (p 58). Il (Sutpen) engendre un fils et une fille légitimes, Henry et Judith, et une fille d'esclave, Clytie. Henry et Bon se rencontrent en 1859 dans leurs études et d'abord ne savent rien. Leur amour platonique entraine les fiançailles de Bon et de Judith (C'est peut-être en effet cela l'inceste pur et parfait: le frère se rendant compte que la virginité de sa soeur doit être détruite afin d'avoir réellement existé, et détruisant cette virginité par l'intermédiaire de son beau-frère, l'homme qu'il voudrait être s'il pouvait le devenir, s'il pouvait se métamorphoser dans la personne de l'amant, du mari : par qui il voudrait être défloré, qu'il voudrait choisir comme ravisseur, s'il pouvait devenir, par métamorphose, la soeur, la maîtresse, l'épousée (p 84). La vérité apparaît pendant la guerre où les trois hommes s'engagent en 1861. Après une trop tardive mise en garde de Sutpen, Henry tue son demi-frère en 1865 pour l'empêcher d'épouser Judith, se cache et revient mourir en 1910 à la plantation ruinée.
L'histoire se déplie sur un siècle, dans le lointain récit de quatre personnes, comme dans une fouille archéologique. Son sujet est la violence. La vengeance de Sutpen, enfant pauvre et inculte qui conçoit à l'adolescence un dessein qui lui font piétiner les hommes, les femmes et la morale ; il obtient par la force la possession, pas la légitimité ; son alliance avec une famille vertueuse ne lui ouvre aucune porte. La vengeance de Bon, qui veut aller sans amour à l'inceste pour se venger d'un père qui l'ignore. La violence raciale, inoculée dès l'enfance. Sutpen organise des combats de nègres comme dans Home (Tony Morrison, 2012) ou dans Django Unchained (Quentin Tarantino la même année) : Dans l'écurie, sous la lueur de la lanterne, un espace carré entouré de figures, les blanches sur trois côtés, les noires sur le quatrième, et, au milieu, deux de ses nègres sauvages en train de se battre, tout nus, non pas comme se battent les blancs, avec des règles et des armes, mais comme font les nègres, pour se faire mutuellement du mal le plus vite le plus possible (p 25). Sutpen y participe et oblige ses enfants à y assister, spectacle dont Henry ne peut supporter la vue, tandis que Judith le regarde sans émotion : C'était elle, des deux enfants, qui était le Sutpen, avec l'impitoyable règle de conduite des Sutpen, qui consistait à prendre ce que l'on désirait pourvu que l'on fût assez fort ; de même qu'Henry en était le Coldfield, avec le salmigondis Coldfield de morale et de règles du juste et de l'injuste. C'était elle qui, tandis qu'Henry hurlait et vomissait, regardait, ce soir-là, du haut du grenier, le spectacle de Sutpen à demi nu luttant contre un de ses nègres à demi nu, avec le même froid et attentif intérêt que Sutpen eût regardé Henry lutter contre un négrillon de son âge et de son poids (p 104).
Maitre du langage, Faulkner est un nihiliste de la communication : La langue, ce fil tenu et fragile […] au moyen duquel on peut joindre de temps en temps à autre, pendant un instant, les petits coins superficiels, les bords de vies humaines secrètes et solitaires, avant qu'ils ne se renfoncent dans les ténèbres où l'esprit a crié pour la première fois, criera pour la dernière, et ne sera plus entendu (p 218). Il n'y a dans ce livre qu'un seul et bref dialogue, d'ailleurs impossible car écrit au présent et inséré dans une discussion de Quentin et Shreve à Harvard en 1909, où Sutpen convoque son fils au bivouac de l'armée en déroute pour lui dire que Bon ne doit pas épouser Judith (p 304). Faulkner est un maitre du temps, qui dévoile sa méthode dans un portrait de Sutpen : …ce visage d'ogre aperçu jadis dans son enfance, puis réapparu, à des intervalles et à des occasions qu'elle ne pouvait ni se rappeler ni dénombrer, comme le masque de la tragédie grecque, interchangeable non seulement d'une scène à l'autre, mais d'un acteur à l'autre, et derrière lequel se succèdent, sans ordre logique et chronologique, les évènements et les péripéties… (P 54). Il use d'interruptions et de retours en arrière qui hachent l'action la plus violente, donne à son acmé un éclairage stroboscopique (la page où Clytie retient Rosa dans sa course à la porte fermée après la mort de Bon, p 130). Ses répétitions nombreuses, dans la même phrase ou à quelques pages de distance, ont toujours une fonction : clarifier une idée ou une métaphore, approcher un fait ou un homme sous différents points de vue, comme dans un cubisme rhétorique.
Faulkner à son plus haut.

NB La pagination se réfère à l'édition Gallimard de 1953, traduction de RN Raimbault
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