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Critique de Meps


Je suis plutôt un adepte du "ne jamais relire" , même les livres que j'ai le plus aimé. La phrase de Mitterand "La somme des livres que j'ai lu restera toujours inférieure à la somme des livres que je n'ai pas lu" symbolise parfaitement mon désespoir face aux rayons d'une énorme bibliothèque, bien que j'aie aussi conscience que me sont épargnés beaucoup de mauvais livres par cette malédiction.

Je fais pourtant une rare entorse (après aussi la relecture de chacun des tomes du Seigneur des Anneaux avant la sortie de leur adaptation ciné par Jackson) en me lançant dans la lecture d'un roman que je savais devoir recroiser, me délectant à l'avance de replonger dans le Bruit et le Fureur de Faulkner.

Quand on répond sans hésiter à la question du livre préféré, c'est qu'on a établi avec cet ouvrage un lien particulier qui va au delà du lien habituel avec une lecture. On parle de tournant dans sa carrière de lecteur. Ce roman m'a permis d'accéder au plaisir de la lecture difficile, d'apprécier ne pas comprendre grand chose de ce que je lisais, de me laisser conduire en faisant confiance à quelqu'un que je ne connaissais pas pour me transporter dans un brouillard complet. Et ce cadeau est inestimable. Parce qu'il vous permet du coup l'accès à l'universel puisqu'il ne vous prive pas du plaisir de la lecture facile, de la lecture "bonbon" où tout est limpide et clair, il ne fait que vous ouvrir le champ des possibles. Pour cette récompense merveilleuse, soyez bien remercié M. Faulkner.

Qu'en est-il de la relecture d'un tel moment charnière ? Il y a forcément le risque de la déception, de l'idéalisation d'un souvenir passé qui ne rejaillit jamais exactement comme on l'avait espéré. Et bien, non, entre Bill et moi, ça ne se passe pas comme ça. La deuxième lecture fut peut-être encore plus jouissive, si cela est possible. J'ai presque pu revoir mon moi passé, comprendre par quels artifices il avait été perdu, dénouer certaines énigmes qui restaient ancrées, m'en créer d'autres que je ne suis pas parvenu à résoudre encore, ce qui me laisse envisager, sans certitude, une troisième lecture.

Au delà de mon expérience personnelle de lecteur, je vais tout de même vous parler du livre lui-même. de sa folle capacité à nous faire entrer dans la tête de trois frères si différents : Benji l'attardé, Quentin le désespéré, Jason le cruel. Nous comprenons au fur et à mesure de mieux en mieux l'histoire de cette famille à travers le prisme forcément déformant de ces trois consciences malades.
L'expérience troublante de se trouver à la place de cet adulte au cerveau de petit enfant, de s'entendre dire "Chut !" par tout le monde alors qu'on n'a pas conscience soi-même des cris qu'on pousse, de voir ses pensées varier entre présent et passé, guidées par les sensations rencontrées, sans avoir aucune prise sur elles.
L'expérience éprouvante de vivre dans un esprit rongés par les remords, la jalousie, le désespoir, qui ne voit qu'une seule solution finale, définitive.
L'expérience rebutante de subir un esprit pervers, méchant, qu'on sait construit par son histoire mais qu'on ne parvient pas tout de même à vraiment justifier dans ses agissements odieux.
L'expérience frustrante non vécue de ne jamais savoir ce que peut réellement penser Caddy, la soeur de ces trois là, qui est finalement le personnage principal du livre, insaisissable et obsédante.
Le chapitre final nous fait prendre de la hauteur en partant dans la narration à la troisième personne, mais aussi finalement en nous offrant le regard des ces personnages déconsidérés dans la plupart du reste du récit, ces "nègres" libérés par l'abolition mais continuant l'asservissement plus ou moins volontaire dans un salariat minable, comme si maîtres et esclaves, remplis de haine-amour réciproques, se mettaient à entonner ensemble la chanson de U2 "I can't live.... with or without you".

Souligner aussi comment, tout en nous éprouvant comme lecteur, Faulkner nous épargne finalement comme humains, ne nous confrontant jamais face à face avec les horreurs sous-jacentes de cette famille : la mort, le suicide, l'inceste, le déshonneur, tout en les gardant toujours présents à l'esprit de tous les protagonistes, tels les secrets de famille qui nous constituent mais restent couverts par le non-dit, le tabou.

Cette relecture était une évidence, elle fut aussi un grand plaisir, surtout celui de pouvoir parler plus longuement dans cette critique de ce monument de la littérature qui reste donc mon Everest, et que je sais maintenant impossible à déloger de mon île déserte, puisqu'assuré de sa propension à pouvoir endurer le risque de la multiple exploration sans perdre de son charme.
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