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Critique de Bouteyalamer


Jeanne Favret s'était fait connaître par son travail sur la vengeance en Kabylie. Elle reprend ici la logique des échanges de violence à propos de la sorcellerie contemporaine en Mayenne : le sorcier et ses sorts, le désorceleur et sa cure.

Être impliqué dans un sort ou y croire, c'est synonyme, c'est " être pris ", ce qui questionne la position de l'ethnologue entre le folkloriste et le psychiatre, entre l'observation et l'adhésion. L'auteur se dit " Je sais bien que ce n'est pas (rationnel, plausible, possible) mais quand même… ". Son étude la plonge dans un réseau de personnes qui sont " prises " et lui ouvrent un abîme de relations où se mêlent défiance, croyance et confidences, un monde d'inquiétante étrangeté. " Il ne m'échappe pas qu'il y a une disjonction radicale entre la visée qui est maintenant la mienne et celle de mes interlocuteurs du Bocage. Jusqu'à présent, je me suis contentée d'affirmer que le discours de la sorcellerie est ainsi fait que, pour y avoir accès, il faut se mettre en position de le soutenir soi-même. Pourtant c'est une chose que d'y avoir accès - ce fut une mémorable aventure, dont ma vie entière portera la trace - et une autre que d'en vouloir faire après-coup la théorie " (page 47).
Dans cette " mémorable aventure ", l'auteur s'engage auprès des Babin qui n'ont jamais pu consommer leur mariage et qui subissent des séries d'avanies inexplicables. Les étapes de son engagement sont d'abord l'empathie - elle écoute sans rire leurs discours, pratique le langage de la sorcellerie et partage leurs inquiétudes -, puis sa " prise " personnelle dans un accident de voiture suivi de douleurs inexplicables, enfin sa collaboration avec Madame Flora, la désorceleuse qui la soigne et qu'elle appelle à délivrer les Babin. L'histoire des Babin est longue : la moitié du livre, résumée par six pages de repères chronologiques en annexe. Pourtant elle n'arrive pas à son acmé : le travail de Madame Flora est réservé à une autre livre qui paraîtra 30 ans plus tard. Les informations sur d'autres cas de " prise " sont de seconde main, rapportées aux Babin par les désorceleurs qu'il ont consultés avant Madame Flora.

Au fond du réseau magique est la " force ", " le sang fort ", qui est l'arme et l'attribut du sorcier comme du désorceleur. Les protagonistes sont l'ensorcelé ; l'annonciateur qui annonce son état à l'ensorcelé sans désigner le sorcier, sa nomination étant un long travail de la victime ; le désorceleur, souvent conseillé par l'annonciateur mais qui est une personne distincte ; enfin le sorcier. Il y a deux sortes de désorceleurs, pour le bien et pour le mal. Le désorceleur pour le bien essaye de rompre le sort sans le renvoyer à l'ensorceleur : ce peut être le curé qui donne des conseils ou du sel béni, mais ses moyens sont réduits car " ses oreilles sont bouchées par l'optimisme évangélique " (tendre l'autre joue) (p 149). Un désorceleur pour le mal est nécessaire quand le sort est " dur " ; il doit renvoyer le mal pour le mal, engager avec le sorcier une lutte violente, parfois une lutte à mort (on rapporte à l'auteur le cas d'une sorcière vaincue par un désorceleur qui mourra cachectique en asile psychiatrique). Tous les sorciers font le mal et tous sont complices ; les membres de leur famille sont également complices, éventuellement contre leur volonté. Les étapes de l'action sont " la prise ", les malheurs qui se répètent autour de l'ensorcelé, de sa famille, de ses bêtes et de ses biens et qui sont induits par la parole, le toucher et le regard du sorcier, généralement un voisin ; la révélation du sort par l'annonciateur, la recherche puis la nomination du sorcier ; la mise en place de protections magiques (sel béni, médailles, talisman, copule) ; la recherche d'un désorceleur qui accepte le vœu de mort et " prend tout sur lui " ; enfin la crise de sorcellerie qui implique une lutte à mort du désorceleur et du sorcier.

Le désorcelage, comme la vengeance, est une justice privée où les lignages - la famille de l'ensorcelé et celle du sorcier - règlent leurs conflits, mais une différence essentielle avec la justice vindicatoire et ses dettes d'honneur est ici le secret. Seuls les ensorcelés peuvent désigner le sorcier et dénoncer leurs sorts car les sorciers ne se reconnaissent jamais comme tels. On ne parle en public ni du sort, ni du combat contre le sorcier, ni de son issue. Il faut comprendre pourquoi l'ensorcelé a besoin d'un annonciateur pour connaître son statut et met du temps à chercher et nommer son sorcier - ce qui suggère une relation lointaine et lâche, une interaction faible - alors même que la menace qu'il subit est " mortelle ", comme la lutte du sorcier et du désorceleur. C'est que le sorcier n'existe que dans l'esprit du couple ensorcelé/désorceleur ; ce sont les rites de désorcellement qui amènent l'ensorcelé à un comportement agressif, si bien qu'il y a finalement deux victimes : l'ensorcelé et le sorcier.

Dans cette expérience unique, ce cas particulier, le défaut d'objectivation est patent, comme la fragilité de toute tentative d'en extraire un système. L'auteur le sait et compense cette fragilité par les apparences de la rationalité (listes numériques d'arguments, tables et graphiques par dizaines). Elle reconnaît aussi la limite ténue entre sort et névrose (Jean Babin est un alcoolique instable qui accepte un internement volontaire en psychiatrie), et entre cure et suggestion, ou même autosuggestion. On voit que cette ébauche d'ethnologie des thérapies s'ouvre sur la psychanalyse où Jeanne Favret va poursuivre son travail. Un livre stimulant mais inachevé.
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