Train d'enfer est un livre de
Trevor Ferguson, initialement publié en 1996 et paru aux éditions 10-18 en 2018. le synopsis : 1964. Aux confins de la taïga, des ouvriers construisent le chemin de fer du Grand-Lac-des-Esclaves dans les Territoires du Nord-Ouest. le récit est construit autour de Martin Bishop, un « jeune » qui prend ses fonctions de « contrôleur » au sein de la « gang ».
Mais stop, je ne vous conseille pas de lire la suite des quatrièmes de couverture disponibles (et mon avis ci-dessous si vous n'avez pas encore lu ce roman).
Car de mon côté, je n'ai pas pu m'empêcher de penser au Seigneur des Porcheries de Tristan Egolf et la comparaison a été traître. Si Train d'Enfer possède bien ce souffle « rare » mis en avant par l'éditeur, je n'ai pas réussi à (re)trouver cet absolu désespoir, cet inébranlable destin qui broie et surtout ce plaisir quasi sadique à assister à la déchéance d'un homme dont l'abnégation face au réel, à l'abject et à la mort de l'espoir a quelque chose de sublime.
Non, non, et non, Martin Bishop n'est pas John Kaltenbrunner. Contrairement au « couque » qui prophétise, Martin évangélise à coups de moralité et d'honnêteté sanctuarisées, et surtout de mantras lancinants :
« Laissez les morts enterrer les morts. Son père avait été un homme religieux même si son interprétation de nombreuses questions différait de celle des pasteurs qu'il avait connus » (p.239)
« Mon papa m'a appris à distinguer le bien du mal. Il a essayé en tout cas » (p.14)
Face à lui, l'équipe constitue un alliage à la fois homogène (seuls quelques personnages s'expriment) et hétéroclite. Aux personnages « forts » (le « couque », le contremaître Fisk ou encore Super), véritables « chefs de meute », s'opposent les autres et les « craqués » (ceux qui sont en dehors de la gang).
Se posent ailleurs des questions lancinantes :
- Quels principes applicables dans un milieu où il n'y en a pas et où l'implacable (dé)raison de quelques uns a valeur de règlement ?
- L'avilissement touche-t-il celui qui refuse la compromission (et qui suit coûte que coûte ce en quoi il croit) ou bien celui qui l'accepte (et s'adapte donc aux circonstances) ?
- Qui est la victime et le bourreau ; le craqué, le bouffeur d'ordures ou les « autres » dans un univers où l'échelle de valeurs est inversée ?
- La finalité d'une action suffit-elle à absoudre le péché ?
Au sein de ce système, on comprend vite que Martin fait figure d'exception – ce que résume le chef cuisinier à plusieurs reprises :
« Naguère nous avons tous été jeunes comme toi et pleins de promesses et d'ambitions et chacun de nous a été détruit » (p. 96)
« Tu es le contrôleur ici mais tu es aussi le gamin. L'innocent. L'agneau promis à l'abattoir où chacun de nous à un moment ou à un autre a été conduit et où nous ne serons plus jamais conduits et c'est pourquoi tu dois être détruit. Tu dois être détruit, petit contrôleur. Nous sommes tous égaux ici et ceux d'entre nous qui ne sont pas égaux seront égalisés. Ils seront rabaissés ceux qu'il faut de toute nécessité rabaisser et ils sont élevés ceux qu'il faut de toute nécessité élever d'un rang modeste à un statut supérieur car c'est la règle que nous nous sommes donnée : qu'aucun homme ne s'élève au-dessus de nous excepté ceux dont les péchés sont plus grands que les nôtres et qu'aucun homme ne coule plus bas que nous excepté ceux qui se profanent eux-mêmes. » (p.95)
« Tu es celui qui revendique la vérité la justice et la mansuétude. Tu es celui qui juge du bien et du mal. Nous sommes minables et condamnés. Mais cela n'est vrai que si tu t'élèves au-dessus de nous. C'est ta droiture qui nous condamne et nous rend minables » (p. 321)
Mais la dialectique du bien et du mal ne me paraît pas si tranchée. J'ai longtemps ressassé les personnages pour tenter de les comprendre. Je n'aime pas les délires psychotiques du « couque » qui noient le récit et l'horreur ; laquelle se trouve des excuses dans l'indicible folie de son porteur. Je ne sais pas / plus quoi penser du contremaître, échelon de valeur à « l'ancienne », tantôt brutal, tantôt juste. Et que dire de Scully ou de Grease (Nicole est pour moi une anomalie narrative) ?
Au final, on ne sait même plus pourquoi ces notions de bien et de mal devraient subsister :
« Tu dois changer. Tu dois faire voeu de répandre le mal et d'être pour toujours une crapule débridée assoiffée de guerre . Alors je serai libéré et j'irai vers la paix des bonnes intentions » (p. 303)
« Rien à voir avec le bien ou le mal. C'est ainsi que va le monde. On doit toujours avoir des gens plus bas que soi. » (p.110)
« Ici. Ailleurs. Partout. Il n'y a ni bien ni mal. Tout ce qu'il y a dans ce monde, c'est ce qu'on peut faire sans être puni et ce qu'on ne peut pas faire sans être puni » (p. 212)
Comme débarqué d'une autre planète (chers lecteurs, relisez les premières pages du roman une fois que vous l'avez fini), Martin semble coincé dans un lieu qui n'obéit plus à rien : l'espace (le Grand Lac des Esclaves porte bien son nom) et le temps sont comme annihilés.
« La sauvagerie du lieu semblait éternelle comme si cette terre se trouvait dans un autre temps antérieur au commencement du monde » (p.67)
Et pourtant, il persiste. Je crois que je lui en veux de domestiquer sans cesse ce qui ne l'est pas ou ne doit pas l'être (le chien ou le contremaître). Je lui en veux de faire comme son père et de s'obstiner sur une terre non fertile. A quoi cela sert de se raccrocher au royaume (et aux règles) des vivants quand fuir, c'est déjà n'être plus ?
J'en viens presque à admirer les personnalités « marginales » et primitives (seuls ceux qui imposent ou subissent le plus – parfois sont-ils les mêmes - n'existent véritablement dans ce roman), qui ne fuient pas et sont ce qu'elles sont (Lomacki, Fisk).
« Il continua de marcher.
De marcher.
Le jeune continua de marcher ».
Sur cette litanie s'achève ce roman, dont j'ai apprécié, à vrai dire, le style. Un chroniqueur sur Babelio a utilisé une belle formule pour le qualifier : « sans virgule, qui nous fait bouffer les mots, comme les gens se bouffent entre eux ».
Alors, voici mon ultime recommandation : faîtes-vous bouffer par cette histoire. Par ses personnages, ses ambivalences, ses paysages et ses non-dits.
Et venez m'en parler si le coeur vous en dit.
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