AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de VincentGloeckler


D'Alice Ferney, on aimerait dresser – et peut-être l'écrira-t-elle elle-même un jour – un portrait de la romancière en joueuse d'échecs. Une grande Maîtresse (une grand Maître ? Nul doute que la question du féminin de ce titre, à cause de l'ambigüité de sens, lui fournirait matière à un de ces développements, aussi denses que spirituels, qu'elle affectionne) du jeu, experte dans l'art d'étudier toutes les situations, d'épuiser les perspectives, d'analyser exhaustivement les enjeux et les risques, avant d'organiser le ballet des pions, des cavaliers et des fous, de sa poignée de protagonistes surtout, dames et rois, qu'elle dirige avec une application sans faille, beaucoup de tendresse et d'empathie, mais parfois aussi de colère et de cruauté, voire d'un peu de sadisme. Une joueuse, d'ailleurs, qui manie aussi bien les blancs que les noirs, occupe les rôles de chaque adversaire et des deux côtés de l'échiquier, décide des stratégies et des victoires, et puis, commente, analyse, tire à chaque étape les leçons, souvent dérangeantes, du match. Tout cela pour le plus grand intérêt et le plaisir du lecteur, qui peut simplement trouver, de temps en temps, la partie un peu longue, avant de découvrir un nouveau coup qui relance son attention. On se souvient ainsi de la Conversation amoureuse, de cette réjouissante et vaste Carte du Tendre d'aujourd'hui, de ce tableau aux mille facettes des sentiments et de l'érotisme contemporain, dessiné des traits croisés de savoureux dialogues. Et l'on garde excellent souvenir de la plus récente et formidable (auto ?)biographie familiale des "Bourgeois", montrant sur un bon siècle, entre la première Guerre mondiale et les années 2010, l'évolution sociale et politique d'une famille catholique aisée, l'éparpillement des destins et des engagements, les jugements toujours lucides que les choix des membres de ce clan inspiraient à l'auteure. Mettant en scène, parmi d'autres, le personnage d'une femme « précise, curieuse, qui prenait les choses au sérieux, s'employant avec application et méthode à faire le tour de son sujet » (p.166), bref, une Alba qui, au moins par cette tournure d'esprit, rappelle le tempérament littéraire d'Alice Ferney, "l'intimité" révèle une belle constance dans ce choix d'explorer un thème sans limites ni tabous, avec ténacité et courage dans les prises de position. Au début du roman, Alexandre et Ada, un couple parisien, bourgeois et heureux, part à la maternité, dans la perspective proche de la naissance de leur bébé, laissant Nicolas, un premier enfant du père, à la garde de Sandra, une voisine, libraire et militante féministe. Mais un drame se produit, Ada meurt au cours de l'accouchement, laissant à son mari une nouvelle petite fille, Sophie. L'événement bouleverse la vie de l'architecte, persuadé qu'il est coupable de la mort de son épouse par le simple fait de lui avoir imposé son désir d'enfant. Il se rapproche de la bienveillante Sandra , toujours disposée à s'occuper des deux petits et à l'aider à faire son deuil en lui offrant compagnie, conversations – « répétitions et variations autour de l'amour perdu et recherché (p.109) » - et conseils. Les deux premières parties du roman sont ainsi déjà l'occasion d'interroger le jeu complexe de la sexualité et de la parentalité, du désir et de la responsabilité. Attirés l'un par l'autre, Sandra et Alexandre préfèrent pourtant rester amis et confidents, et la libraire suggère à son voisin de fréquenter des sites de rencontre pour trouver une nouvelle partenaire. Bientôt, Alexandre fréquente Alba, une professeure de lettres d'une quarantaine d'années, séduisante mais qui ne semble guère portée sur le sexe… C'est le début d'une relation amoureuse, bientôt une vie de couple, durable mais compliquée, agitée par les désirs contradictoires des deux partenaires, qui ont du mal à accorder les exigences du corps et l'envie d'enfant. C'est surtout, dans cette deuxième moitié du roman, le lieu d'évoquer, à travers les recherches d'Alba sur les méthodes de procréation artificielle et les nombreuses discussions du trio – Alexandre et Alba, mais aussi Sandra, une observatrice extérieure qui apporte sur les thèmes évoqués la franchise et la lucidité de son regard, la meilleure porte-parole sans doute de l'auteure… -, les pouvoirs fascinants et souvent dangereux d'Internet (décrit, p. 250, comme «une forme de harcèlement des désirs latents »), mais aussi la liberté, vraie ou faussée, apportée par la gestation pour autrui au désir d'enfant. Dans ce débat, l'auteur ne cache pas ses opinions, et certaines formules pourront ouvrir polémique – « Une GPA est un viol technique en bande organisée », p.333, « Plutôt le viol à la douce, entre époux amoureux, que le viol technique. Tout plutôt que le viol technique ! » (p.356) -, mais l'on doit reconnaître que sa dénonciation de la marchandisation de l'amour et du désir d'enfant, de l'aliénation aussi des mères porteuses et du discours menteur dont on entoure cette pratique « altruiste », sonne juste. Dans un roman où une libraire militante répond, à un interlocuteur surpris que les livres puissent être « à ce point un casus belli », un très enthousiaste « bien sûr ! » (p.151), on ne peut que se réjouir qu'Alice Ferney réussisse encore une fois à marier, avec une telle puissance et une rare élégance d'écriture, la comédie de moeurs et le pamphlet engagé !
Commenter  J’apprécie          152



Ont apprécié cette critique (11)voir plus




{* *}