En contrebas du cimetière, à quelques mètres du mur d’enceinte, les rochers tombent à pic. Quand, de temps en temps, un vent mou apporte des effluves de propreté, j’ai presque envie de manger l’air. Un court moment, je me sens renaître.
Mon existence est pleine de sueurs et de noeuds, mais il y a la nausée qui va et vient, la faim qui s'est réfugiée au fond de mes entrailles, les détenus des cellules voisines et Dimos qui n'est au courant de rien. Je suis constituée d'un demi-frère fait de fleurs et de larmes, que je n'ai pas vu depuis sept ans, d'un mémoire sur l'habitat collectif en milieu urbain, dont je me demande si je le terminerai jamais, et de l'avenir que je porte et qui sera bientôt de la taille d'une églantine. En moi, il y a également une amie qui, si elle apprenait que je suis enceinte, crierait de joie, puis me reprocherait d'avoir été imprudente : quid de mon indépendance ? Je suis constituée d'une mère que j'ai tant souhaitée différente, une femme qui conserve toujours une sage distance avec le monde et a la peau plus dure que quiconque.
J'étais de l'autre bord. C'est ce qu'a déclaré Dimos quand il a appris que j'étais la fille du capitaine. Il s'est néanmoins abstenu de m'interroger davantage ; il se contentait de m'appeler Mary ou Mary-Mary les jours où, devinait-il, j'avais le cafard à cause des Archives noires. Franchement, je n'aime pas les diminutifs. Quant on utilisait un surnom pour m'interpeller à l'école, je ne répondais même pas. Mais ainsi dédoublé, dans la bouche de Dimos, mon prénom coule dans des sonorités suaves et rythmées. C'est comme si, en premier lieu, Dimos m'aimait et qu'en deuxième lieu, il aimait le fait de m'aimer ; il réaffirme l'affirmation. Dans ces moments-là, j'ai la sensation qu'un monde plus vaste et plus intime se creuse à l'intérieur du monde. On peut avoir cette impression, n'est-ce pas ? Que quelqu'un trouve un chemin en vous, mystérieusement, et vous dévoile une autre manière d'être que celle qui vous était jusque-là familière...
Sans oublier les odeurs. Ici non plus, elles ne manquent pas. D’ordures, de varech, de poisson pourri, de crépi moisi. Mais surtout de sel. L’écume poussée par le vent parcourt de très longues distances à la surface de la mer. En retombant, elle recouvre boiseries et poignées d’une membrane poisseuse, mes cheveux et mes habits collent en permanence. Quand on frotte entre ses doigts le sel séché, poudreux, on est surpris par l’odeur répugnante qui en émane.
Le papier est une denrée rare, et j’écris sur tout ce qui me tombe sous la main : une BD pâlie dont on ne distingue quasiment plus les dessins, des étiquettes de boîtes de conserve, de vieux journaux qui sentent le poisson, l’intérieur d’un paquet de cigarettes...