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Citations sur Correspondance, tome 2 : 1851-1858 (20)

"La vue de ma bûche qui brûle me fait autant de plaisir qu'un paysage."

A Louise Colet, 8 mai 1852
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C'est là qu'est le souffle de vie, me dis-tu, en parlant de Paris. Je trouve qu'il sent souvent l'odeur des dents gâtées, ton souffle de vie. Il s'exhale pour moi de ce Parnasse où tu me convies plus de miasmes que de vertiges. Les lauriers qu'on s'y arrache sont un peu couverts de merde, convenons-en. Et à ce propos, je suis fâché de voir un homme d'esprit comme toi renchérir sur la marquise d'Escarbagnas, qui croyait que «hors Paris, il n'y avait point de salut pour les honnêtes gens »'. Ce jugement me paraît être lui-même provincial, c'est-à-dire borné. L'humanité est partout, mon cher monsieur, mais la blague plus à Paris qu'ailleurs, j'en conviens.

Lettre à Maxime Du Camp, 26 juin 1852
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549. À ERNEST FEYDEAU.
[Fin juillet, début d’août 1857.]
Mon Bon,
Je crois qu’il est toujours convenable de laver son linge sale. Or je lave le mien tout de suite. « Je t’en ai voulu » et t’en veux encore un peu d’avoir supposé que j’avais, avec Aubryet, dit du mal de ta personne ou de tes œuvres. Je parle ici très sérieusement. Cela m’a choqué, blessé. C’est ainsi que je suis fait. Sache que cette lâcheté-là m’est complètement antipathique. Je ne permets à personne de dire devant moi plus de mal de mes amis que je ne leur en dis en face. Et quand un inconnu ouvre la bouche pour médire d’eux, je la lui clos immédiatement. Le procédé contraire est très admis, je le sais, mais il n’est nullement à mon usage. Qu’il n’en soit plus question ! et tant pis pour toi si tu ne me comprends pas. Causons de choses moins sérieuses et fais-moi l’honneur, à l’avenir, de ne pas me juger comme le premier venu.

Sache d’ailleurs, ô Feydeau, que « jamais je ne blague ». Il n’y a pas d’animal au monde plus sérieux que moi ! Je ris quelquefois, mais plaisante fort peu, et moins maintenant que jamais. Je suis malade par suite de peur, toutes sortes d’angoisses m’emplissent : je vais me mettre à écrire.

Non ! mon bon ! Pas si bête ! Je ne te montrerai rien de Carthage avant que la dernière ligne n’en soit écrite, parce que j’ai bien assez de mes doutes sans avoir par-dessus ceux que tu me donnerais. Tes observations me feraient perdre la boule. Quant à l’archéologie, elle sera « probable ». Voilà tout. Pourvu que l’on ne puisse pas me prouver que j’ai dit des absurdités, c’est tout ce que je demande. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement. J’ai vu de mes propres yeux toutes les plantes et tous les arbres dont j’ai besoin.

Et puis, cela importe fort peu, c’est le côté secondaire. Un livre peut être plein d’énormités et de bévues, et n’en être pas moins fort beau. Une pareille doctrine, si elle était admise, serait déplorable, je le sais, en France surtout, où l’on a le pédantisme de l’ignorance. Mais je vois dans la tendance contraire (qui est la mienne, hélas !) un grand danger. L’étude de l’habit nous fait oublier l’âme. Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois et les 98 volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, « réellement » émotionné par la passion de mes héros. Prenons garde de tomber dans le brimborion, on reviendrait ainsi tout doucement à la Cafetière de l’abbé Delille. Il y a toute une école de peinture maintenant qui, à force d’aimer Pompéi, en est arrivée à faire plus rococo que Girodet. Je crois donc qu’il ne faut « rien aimer », c’est-à-dire qu’il faut planer impartialement au-dessus de tous les objectifs.

Pourquoi tiens-tu à m’agacer les nerfs en me soutenant qu’un carré de choux est plus beau que le désert ? Tu me permettras d’abord de te prier d’« aller voir » le désert avant d’en parler ! Au moins, s’il y avait aussi beau, passe encore. Mais, dans cette préférence donnée au légume bourgeois, je ne puis voir que le désir de me faire enrager. Ce à quoi tu réussis. Tu n’auras de ma Seigneurie aucune critique écrite sur l’Été parce que : 1o ça me demanderait trop de temps ; 2o Il se pourrait que je dise des inepties, ce que faire ne veux. Oui ! j’ai peur de me compromettre, car je ne suis sûr de rien (et ce qui me déplaît est peut-être ce qu’il y a de meilleur). J’attends, pour avoir une opinion inébranlable et brutale, que l’Automne soit paru. Le Printemps m’a plu, m’a enchanté, sans aucune restriction. Quant à l’Été, j’en fais (des restrictions).

Maintenant,… mais je me tais, parce que mes observations porteraient sur un « parti pris » qui est peut-être bon, je n’en sais rien. Et comme il n’y a rien au monde de plus désobligeant et plus stupide qu’une critique injuste, je me prive de la mienne, qui pourrait bien l’être. Voilà, mon cher vieux. Tu vas dans ta conscience me traiter encore de lâche. Cette fois, tu auras raison, mais cette lâcheté n’est que de la prudence.

T’amuses-tu ? emploies-tu tes préservatifs, homme immonde ! Quel gaillard que mon ami Feydeau et comme je l’envie ! Moi je m’embête démesurément. Je me sens vieux, éreinté, flétri. Je suis sombre comme un tombeau et rébarbatif comme un hérisson.

Je viens de lire d’un bout à l’autre le livre de Cahen. Je sais bien que c’est très fidèle, très bon, très savant : n’importe ! Je préfère cette vieille Vulgate, à cause du latin ! Comme ça ronfle, à côté de ce pauvre petit français malingre et pulmonique ! Je te montrerai même deux ou trois contresens (ou enjolivements) de ladite Vulgate qui sont beaucoup plus beaux que le sens vrai.

Allons, divertis-toi, et prie Apollon qu’il m’inspire, car je suis prodigieusement aplati. À toi.
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À ce qu'il paraît qu'il y a dans les journaux les discours de G[uizot] et de Montal[embert]. Je n'en verrai rien. C'est du temps perdu. Autant bâiller [sic] aux corneilles que de se nourrir de toutes les turpitudes quotidiennes qui sont la pâture des imbéciles. L'hygiène est pour beaucoup dans le talent, comme pour beaucoup dans la santé. La nourriture importe donc.

Lettre à Louise Collet, 8 février 1852
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587. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset] samedi soir [28 août ? 1858].
Mon vieux Brrrrûlant,
Si je ne t’ai pas écrit, c’est que je n’avais absolument rien à te dire.

Je travaille comme quinze bœufs. J’ai bientôt, depuis que je ne t’ai vu, fait un chapitre, ce qui est énorme pour moi. Mais que j’ai de mal ! Me saura-t-on gré de tout ce que je mets là dedans ? J’en doute, car le bouquin ne sera pas divertissant, et il faudra que le lecteur ait un fier tempérament pour subir 400 pages (au moins) d’une pareille architecture.

Au milieu de tout cela, je ne suis pas gai. J’ai une mauvaise humeur continue. Mon âme, quand je me penche dessus, m’envoie des bouffées nauséabondes. Je me sens quelquefois triste à crever. Voilà !

Ce qui n’empêche pas de hurler du matin au soir à me casser la poitrine. Puis le lendemain, quand je relis ma besogne, souvent j’efface tout et je recommence ! Et ainsi de suite ! L’avenir ne me présente qu’une série indéfinie de ratures, horizon peu facétieux.

Tu féliciteras de ma part ce bon Théo sur sa croix d’officier ; je ne lui ai pas écrit par bêtise ; et tu lui diras que je pense souvent à lui et que je m’ennuie de ne pas le voir. Ce qui est vrai.

Tu m’envoies des nouvelles des arts, je vais en revanche t’envoyer des nouvelles de la campagne.

Le boulanger de Croisset a pour l’aider dans la confection de ses pains un garçon de forte corpulence. Or le maître et le domestique s’… Ils se pétrissent à la chaleur du four. Mais (et ici le beau commence) le susdit boulanger possède une épouse et ces deux messieurs non contents de se…, foutent des piles à la malheureuse femme. On bûche dessus par partie de plaisir et en haine du c… (système Jérôme) si bien que la dame en reste quelquefois plusieurs jours couchée. Hier cependant, elle a commencé à leur riposter à coups de couteau et ils ont aux bras des effilades effroyables. Telles sont les mœurs des bonnes gens de la campagne. C’est extrêmement joli.

Répète-moi ce que la Présidente t’a dit sur mon compte, je tiens à le savoir.

J’ai reçu l’article de la Presse, il y avait mieux à dire. Si je ne connais guère de livre qui me plaise, il en est de même des critiques. Comme tout est bête, miséricorde !

Tu me demandes ce que je fais : j’ai lu depuis quinze jours, sans interrompre mon travail et pour lui, six mémoires de l’Académie des Inscriptions, deux volumes de Ritter, le Chanaan de Samuel Bochart et divers passages dans Diodore. Mais il est impossible que j’aie fini avant deux ans au plus tôt, et encore on se foutra de moi, n’importe ! Je crois que ce sera une tentative élevée et, comme nous valons plus par nos aspirations que par nos œuvres, et par nos désirs que par nos actions, j’aurai peut-être beaucoup de mérite ; qui sait ?
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577. À ERNEST FEYDEAU.
Tunis, samedi 8 mai 1858.
Tu es bien aimable de m’écrire, mais je suis éreinté et franchement, si tu ne veux pas ma mort, n’exige pas de lettres. J’ai cette semaine été à Utique, et j’ai passé quatre jours entiers à Carthage, pendant lesquels jours je suis resté quotidiennement entre huit et quatorze heures à cheval. Je pars ce soir à cinq heures pour Bizerte, en caravane et à mulet ; à peine si j’ai le temps de prendre des notes. Ne t’inquiète pas pour moi, mon bon vieux. Il n’y a rien à craindre dans la Tunisie ; ce qu’il y a de pire comme habitants se trouve aux portes de la ville, il ne fait pas bon y rôder le soir, mais je crois les Européens résidant ici d’une couardise pommée ; j’ai pour cette raison renvoyé mon drogman qui tremblait à chaque buisson, ce qui ne l’empêchait point de me filouter à chaque pas. Son successeur est, à partir d’aujourd’hui, un nègre hideux, un homme noir.

Je te regrette bien, tu t’amuserais, nous nous amuserions ! Le ciel est splendide. Le lac de Tunis est couvert le soir et le matin par des bandes de flamants qui, lorsqu’ils s’envolent, ressemblent à quantité de petits nuages roses et noirs.

Je passe mes soirs dans des cabarets maures à entendre chanter des juifs et à voir les obscénités de Caragheuz.

J’ai, l’autre jour (en allant à Utique), couché dans un douar de Bédouins, entre deux murs faits en bouse de vache, au milieu des chiens et de la volaille ; j’ai entendu toute la nuit les chacals hurler. Le matin, j’ai été à la chasse aux scorpions avec un gentleman adonné à ce genre de sport. J’ai tué à coups de fouet un serpent (long d’un mètre environ) qui s’enroulait aux jambes de mon cheval. Voilà tous mes exploits.

Il est probable que je m’en irai d’ici à Constantine par terre, cela est faisable, avec deux cavaliers du Bey. Arrivé sur la frontière, à quatre jours d’ici, le commandant de Souk’ara me donnera des hommes qui me mèneront jusqu’à Constantine. Ce voyage est plus facile de Tunis à Constantine que de Constantine à Tunis, et cependant peu d’Européens l’ont encore fait. De cette façon, j’aurai vu tous les pays dont j’ai à parler dans mon bouquin.

Quant à la côte Est et Sfax, je n’ai ni le temps ni l’argent, hélas ! Il fait cher voyager dans la Tunisie, à cause des chevaux et des escortes.

Je suis enchanté que tu aies bien vendu Fanny ; il me tarde de la voir en volume. Ceci fort probablement est ma dernière lettre ; écris-moi maintenant à Philippeville.

Je ne serai pas a Paris avant le 5, le 6 ou le 7 juin. Je me précipiterai rue de Berlin, dès que je serai débarqué. Tu pourras humer sur ma personne les senteurs peu douces de la Libye.

Adieu, vieux, je t’embrasse.

Amitiés au Théo, cent milliards de choses à Mme Feydeau.
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576. À ERNEST FEYDEAU.
Carthage, samedi 1er mai [1858].
Mon très cher Vieux,
Pardonne-moi l’exiguïté de cette lettre, mais je suis fort talonné par le temps. N’importe ; je veux te dire combien ta lettre m’a fait plaisir. Merci, vieux ! Il m’est impossible de te rien écrire d’intéressant, cela m’entraînerait dans des descriptions qu’il faudrait travailler ; or, il faut être déjà bien vertueux pour prendre ses notes tous les soirs ! Je me couche tard et je me lève de grand matin. Je dors comme un caillou, je mange comme un ogre et je bois comme une éponge. Tu n’as jamais vu ton oncle en voyage, c’est là qu’il est bien ! La table d’hôtes, où je mange, est bouleversée depuis ma venue et les gens qui ne me connaissent pas me prennent certainement pour un commis voyageur.

Je pars dans deux heures pour Utique où je resterai deux jours, après quoi j’irai m’installer pendant trois jours à Carthage même, où il y a beaucoup à voir, quoi qu’on dise. Ma troisième course sera pour El-Jem, Sousse et Sfax, expédition de huit jours, et la quatrième pour Kheff. Ah ! Mon pauvre vieux, comme je te regrette et comme tu t’amuserais !

Tu as bien fait de dédier ton livre au père Sainte-Beuve.

Non ! s… n… de D…, non ! Il ne faut jamais écrire de phrases toutes faites. On m’écorchera vif plutôt que de me faire admettre une pareille théorie. Elle est très commode, j’en conviens, mais voilà tout. Il faut que les endroits faibles d’un livre soient mieux écrits que les autres.

Adieu, vieux, je n’ai que le temps de t’embrasser.
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575. À LOUIS BOUILHET.
Mon vieux,
La nuit est belle. La mer plate comme un lac d’huile. Cette vieille Tanit brille, la machine souffle, le capitaine à côté de moi fume sur son divan, le pont est encombré d’Arabes qui vont à la Mecque, cachés dans leurs bournous blancs, la figure voilée et les pieds nus ; ils ressemblent à des cadavres dans leurs linceuls. Nous avons aussi des femmes avec leurs enfants. Tout cela, pêle-mêle, dort ou dégueule mélancoliquement, et le rivage de la Tunisie que nous côtoyons apparaît dans la brume. Nous serons demain à Tunis ; je ne vais pas me coucher afin de posséder une belle nuit complète. D’ailleurs l’impatience que j’ai de voir Carthage m’empêcherait de dormir.

Depuis Paris jusqu’à Constantine, c’est-à-dire depuis lundi jusqu’à dimanche, je n’ai pas échangé quatre paroles. Mais nous avons pris à Philippeville des compagnons assez aimables et je me livre à bord à des conversations passablement philosophiques et très indécentes.

J’ai revu à Marseille la fameuse maison où, il y a dix ans, j’ai connu Mme Foucaud[1]. Tout y est changé ! Le rez-de-chaussée, qui était un salon, est maintenant un bazar et il y a au premier un perruquier-coiffeur. J’ai été par deux fois m’y faire faire la barbe. Je t’épargne les commentaires et les réflexions chateaubrianesques sur la fuite des jours, la chute des feuilles et celle des cheveux. N’importe ; il y avait longtemps que je n’avais si profondément pensé ou senti, je ne sais. Philoxène dirait : « J’ai relu les pierres de l’escalier et les murs de la maison. »

Je me suis trouvé extrêmement seul à Marseille pendant deux jours. J’ai été au musée, au spectacle. J’ai visité les vieux quartiers ; j’ai fumé dans les cabarets écartés, au milieu des matelots, en regardant la mer.

La seule chose importante que j’aie vue jusqu’à présent, c’est Constantine, le pays de Jugurtha. Il y a un ravin démesuré qui entoure la ville. C’est une chose formidable et qui donne le vertige. Je me suis promené au-dessus à pied et dedans à cheval. C’était l’heure où, sur le boulevard du Temple, la queue des petits théâtres commence à se former. Des gypaètes tournoyaient dans le ciel.

En fait d’ignoble, je n’ai rien vu d’aussi beau que trois Maltais et un Italien (sur la banquette de la diligence de Constantine) qui étaient soûls comme des Polonais, puaient comme des charognes et hurlaient comme des tigres. Ces messieurs faisaient des plaisanteries et des gestes obscènes, le tout accompagné de pets, de rots et de gousses d’ail qu’ils croquaient dans les ténèbres, à la lueur de leurs pipes. Quel voyage et quelle société ! C’était du Plaute à la douzième puissance. Une crapule de 75 atmosphères.

J’ai vu à Philippeville, dans un jardin tout plein de rosiers en fleurs sur le bord de la mer, une belle mosaïque romaine représentant deux femmes, l’une assise sur un cheval et l’autre sur un monstre marin[2]. Il faisait un silence exquis dans ce jardin ; on n’entendait que le bruit de la mer. Le jardinier, qui était un nègre, a été prendre de l’eau dans un vieil arrosoir et il l’a répandue devant moi pour faire revivre les belles couleurs de la mosaïque, et puis je m’en suis allé.

Et toi, vieux, que fais-tu ? Ça commence-t-il ? Mes compliments à Léonie et au vieux pont de Mantes dont le moulin grince. Je t’embrasse bien tendrement.

Voir lettres nos 91, 149, 150.
Voir Salammbô, notes, p. 468.
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566. À MADEMOISELLE LEROYER DE CHANTEPIE.
[Croisset] Samedi, 12 décembre 1857.
Je ne veux pas partir pour Paris avant de vous écrire, chère Demoiselle. Car ne croyez pas que votre correspondance ne me soit très précieuse. J’y tiens essentiellement et ne voudrais point qu’elle fût interrompue.

J’ai été assez mal depuis ma dernière lettre. J’ai entrepris un maudit travail où je ne vois que du feu et qui me désespère. Je sens que je suis dans le faux, comprenez-vous ? et que mes personnages n’ont pas dû parler comme cela. Ce n’est pas une petite ambition que de vouloir entrer dans le cœur des hommes, quand ces hommes vivaient il y a plus de deux mille ans et dans une civilisation qui n’a rien d’analogue avec la nôtre. J’entrevois la vérité, mais elle ne me pénètre pas, l’émotion me manque. La vie, le mouvement, sont ce qui fait qu’on s’écrie : « C’est cela », bien qu’on n’ait jamais vu les modèles ; et je bâille, j’attends, je rêvasse dans le vide et je me dépite. J’ai ainsi passé par de tristes périodes dans ma vie, par des moments où je n’avais pas une brise dans ma voile. L’esprit se repose dans ces moments-là ! Mais voilà bien longtemps que ça dure. N’importe, il faut prendre son mal en patience, se rappeler les bons jours et les espérer encore.

Ce que vous me dites de Béranger est bien ce que j’en pense ! Mais, à ce propos, pour qui me prenez-vous ? Croyez-vous que je regarde plutôt à la chaussure qu’au pied, et au vêtement qu’à l’âme ? « Mes goûts aristocratiques » me font sentir et aimer tout ce qui est beau, à travers tout, soyez-en sûre. Il y a une locution latine qui dit à peu près : « Ramasser un denier dans l’ordure avec ses dents. » On appliquait cette figure de rhétorique aux avares. Je suis comme eux, je ne m’arrête à rien pour trouver l’or. Et d’abord, je ne crois pas à tout ce que vous m’écrivez de défavorable sur votre compte. D’ailleurs, quand ce serait, je ne vous en aime pas moins.

Ne me placez pas non plus si haut (dans la sphère impassible des esprits). J’ai au contraire beaucoup aimé dans ma vie et on ne m’a jamais trahi ; je n’ai à importuner la Providence d’aucune plainte. Mais les choses se sont usées d’elles-mêmes. Les gens ont changé, et moi je ne changeais pas ! Mais à présent, je fais comme les choses. Je vais chaque jour me détériorant, et la confiance en moi, l’orgueil de l’idée, le sentiment d’une force vague et immense que l’on respire avec l’air, tout cela décline peu à peu.

C’est ce soir que je prends 36 ans. Je me rappelle plusieurs de mes anniversaires. Il y a aujourd’hui huit ans, je revenais de Memphis au Caire, après avoir couché aux Pyramides. J’entends encore d’ici hurler les chacals et les coups du vent qui secouait ma tente.

J’ai l’idée que je retournerai plus tard en Orient, que j’y resterai et que j’y mourrai. J’ai d’ailleurs, à Beyrouth, une maison toute prête à me recevoir. Mais je n’en finirais plus si je me mettais à vous parler des pays du soleil. Ce serait trop long. Causons d’autre chose.

Voilà plusieurs fois que vous me parlez de Jean Reynaud ; je trouve, comme vous, son livre un fort beau livre. Seulement, il a fait son théologien bien complaisant. La forme dialoguée est mauvaise. Elle était peut-être même impossible. Je trouve le tout un peu long. Quant à son explication des peines et des récompenses, c’est une explication comme une autre, c’est-à-dire qu’elle n’explique rien. Qu’est-ce qu’un châtiment dont n’a pas conscience l’être châtié ? Si nous ne nous rappelons rien des existences antérieures, à quoi bon nous en punir ? Quelle moralité peut-il sortir d’une peine dont nous ne voyons pas le sens.

Avez-vous lu les Études d’histoire religieuse de Renan ? Procurez-vous ce livre, il vous intéressera.

Pourquoi ne donnez-vous pas cours, sur le papier, à vos idées ? Écrivez-donc ! quand ce ne serait que pour votre santé physique.

Vous me dites que je fais trop attention à la forme. Hélas ! c’est comme le corps et l’âme ; la forme et l’idée, pour moi, c’est tout un et je ne sais pas ce qu’est l’un sans l’autre. Plus une idée est belle, plus la phrase est sonore ; soyez-en sûre. La précision de la pensée fait (et est elle-même) celle du mot.

Si je ne peux rien aligner maintenant, si tout ce que j’écris est vide et plat, c’est que je ne palpite pas du sentiment de mes héros, voilà. Les mots sublimes (que l’on rapporte dans les histoires) ont été dits souvent par des simples. Ce qui n’est nullement un argument contre l’Art, au contraire, car ils avaient ce qui fait l’Art même, à savoir la pensée concrétée, un sentiment quelconque, violent, et arrivé à son dernier état d’idéal. « Si vous aviez la foi, vous remueriez des montagnes » est aussi le principe du Beau. Ce qui peut se traduire plus prosaïquement : « Si vous saviez précisément ce que vous voulez dire, vous le diriez bien. » Aussi n’est-il pas très difficile de parler de soi, mais des autres !

Eh bien ! je crois que jusqu’à présent on a fort peu parlé des autres. Le roman n’a été que l’exposition de la personnalité de l’auteur et, je dirais plus, toute la littérature en général, sauf deux ou trois hommes peut-être. Il faut pourtant que les sciences morales prennent une autre route et qu’elles procèdent comme les sciences physiques, par l’impartialité. Le poète est tenu maintenant d’avoir de la sympathie pour tout et pour tous, afin de les comprendre et de les décrire. Nous manquons de science, avant tout ; nous pataugeons dans une barbarie de sauvages : la philosophie telle qu’on la fait et la religion telle qu’elle subsiste sont des verres de couleurs qui empêchent de voir clair parce que : 1o on a d’avance un parti pris ; 2o parce qu’on s’inquiète du pourquoi avant de connaître le comment ; et 3o parce que l’homme rapporte tout à soi. « Le soleil est fait pour éclairer la terre. » On en est encore là.

Je n’ai que la place de vous serrer les mains bien affectueusement.
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565. À ERNEST FEYDEAU.
[Croisset, fin novembre-début décembre 1857.]
Grand Homme,
Attends-tu que je te fasse une critique détaillée de tes trois articles ? Ce serait trop long, mon bon. Qu’il te suffise de savoir qu’ils m’ont extrêmement botté. Je me permettrai seulement, de vive voix, de te faire observer quelques légères taches comme « piquant détail », etc. Mais comme je suis le seul mortel à qui ces choses déplaisent, c’est peu important. Je crois que tu as tiré de la chose tout ce qu’elle comportait. Voilà l’essentiel. Et puis tu soutiens les principes, tu es un brave. Merci, mon cher monsieur.

Ne te flatte pas, aimable neveu, de l’espoir d’entendre les aventures de mademoiselle Salammbô. Non, mon bichon, cela me troublerait ; tu me ferais des critiques qui m’embêteraient d’autant plus qu’elles seraient justes. Bref, tu ne verras cela que plus tard, quand il y en aura un bon bout de fait ! à quoi bon d’ailleurs te lire des choses qui probablement ne resteront pas ? Quel chien de sujet ! je passe alternativement de l’emphase la plus extravagante à la platitude la plus académique. Cela sent tour à tour le Pétrus Borel et le Jacques Delille. Parole d’honneur ! j’ai peur que ce ne soit poncif et rococo en diable. D’un autre côté, comme il faut faire violent, je tombe dans le mélodrame. C’est à se casser la gueule, nom d’un petit bonhomme !

La difficulté est de trouver la note juste. Cela s’obtient par une condensation excessive de l’idée, que ce soit naturellement, ou à force de volonté, mais il n’est pas aisé de s’imaginer une vérité constante, à savoir une série de détails saillants et probables dans un milieu qui est à deux mille ans d’ici. Pour être entendu, d’ailleurs, il faut faire une sorte de traduction permanente, et quel abîme cela creuse entre l’absolu et l’œuvre !

Et puis, comme le bon lecteur « Françoys » qui « veut être respecté » a une idée toute faite sur l’antiquité, il m’en voudra de lui donner quelque chose qui ne lui ressemblera pas, selon lui. Car ma drogue ne sera ni romaine, ni latine, ni juive. Que sera-ce ? Je l’ignore. Mais je te jure bien, de par les prostitutions du temple de Tanit, que ce sera « d’un dessin farouche et extravagant », comme dit notre père Montaigne. C’est bien vrai, ce que tu écris sur lui.

Adieu, mon cher vieux. Relis et rebûche ton conte. Laisse-le reposer et reprends-le, les livres ne se font pas comme les enfants, mais comme les pyramides, avec un dessin prémédité, et en apportant des grands blocs l’un par-dessus l’autre, à force de reins, de temps et de sueur, et ça ne sert à rien ! et ça reste dans le désert ! mais en le dominant prodigieusement. Les chacals pissent au bas et les bourgeois montent dessus, etc. ; continue la comparaison.

Mille tendresses.
La première chose que je ferai à Paris sera d’entendre ton histoire. À peine débarqué je me ruerai dans ton domicile avant même de me livrer à aucun de ces actes obscènes que l’indécence ordonne de nommer et la nature d’accomplir.
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