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Critique de HundredDreams


« Mon amour ce qui fut sera
Le ciel est sur nous comme un drap
J'ai refermé sur toi mes bras. »
Louis Aragon – Nous dormirons ensemble

*
Le titre de ce roman m'a tout de suite attirée car j'adore les tableaux de Marc Chagall. J'aime ce mélange de rêves et de réalité qui cache beaucoup de profondeur et de justesse. J'aime les couleurs éclatantes de ses compositions, ce bleu si intense et lumineux. J'aime sa façon de mêler sa vie intime, ses émotions à des thèmes graves, comme la guerre, les persécutions, l'exil.
Je suis entrée dans le roman à la recherche de Chagall. Je l'ai trouvé, mais d'une manière différente de celle que j'imaginais.

*
Louiza est amoureuse, de la vie, de Nils rencontré lors d'un vernissage à Hanoï. Ce jeune homme au teint de marbre est beau comme une statue antique, un bel Adonis vaniteux et immature. La jeune femme se laisse prendre au piège d'un amour qui prend, mais qui ne donne pas.

« Tu es grand, même pour un occidental, alors ici ta stature te range parmi les géants. La coupe de ta veste de costume dissimule un corps de tout jeune homme, trahi par la finesse de ta nuque. Boucles cendrées, mains délicates, visage lisse et pâle, tu glisses dans l'assistance comme un Lohengrin sur son lac. Un Lohengrin mâtiné De Grèce antique dans le tracé des hanches et la forme de la cuisse. »

Dans un intervalle de cinq ans, nous rencontrons une jeune femme, Lou, internée dans un hôpital psychiatrique. Sa mémoire s'est effacée, vidée suite à un traumatisme dont elle ignore l'origine. Ne lui restent qu'une voix intérieure et des loups qui la guettent à la lisière de son esprit, attendant de se jeter sur elle pour lacérer son corps, la déchiqueter de leurs griffes et de leurs crocs. Dans ce monde aseptisé et froid, Lou se débat, seule, plus maîtresse de sa vie, de son corps, sanglée, abrutie par les médicaments. Elle n'est qu'un cri silencieux, déchirant et apeuré que personne n'entend.

« Je me réveille dans le désespoir
D'une journée nouvelle, de mes désirs
Pas encore dessinés
Pas encore frottés de couleurs. »
Marc Chagall - Si mon soleil

Je suis entrée tout doucement dans ce récit, accompagnée par les très jolies citations à chaque début de chapitre, déstabilisée par le style du récit qui flotte entre beauté et étrangeté, réalité et imaginaire.
Chaque chapitre alterne une des deux voix, tantôt le passé de Louiza, tantôt le présent de Lou, tandis que l'écart temporel se resserre au fur et à mesure que le dénouement se rapproche.
Moments de vie amoureuse pour Louiza qui se laisse emporter par les flots d'une passion aveugle et débordante.
Moments de détresse pour Lou qui se noie dans un quotidien morne, avilissant et sans chaleur humaine.

« … c'est toujours le même film : contention, seringue, puis elle s'écroule. Comme un veau à l'abattoir. Imparable. »

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La force du récit tient avant tout dans sa structure où passé et présent se succèdent et convergent, rendant l'intrigue prenante et addictive. On sent que ces deux trajectoires de vie sont liées et vont irrémédiablement se rencontrer.

Gaëlle Fonlupt entretient délibérément la confusion et le mystère.
En lisant le récit de Lou chargé de non-dits ou de pensées équivoques, on entre dans l'esprit d'une personne malade.

« Évidemment qu'elle s'invente des histoires. Elle rêve qu'elle fout le camp par la fenêtre, qu'elle s'envole. Elle voudrait être une mouette. Elle aime les mouettes, leur battement d'aile, leur cri. Être une mouette et partir loin au-dessus de la mer. »

Le lecteur avance à tâtons, assailli de questions, en quête de réponses, essayant de comprendre le lien qui unit ces deux jeunes femmes et d'imaginer les évènements traumatisants refoulés qui ont conduit Lou à son internement.

Les rebondissements et les révélations sont savamment distillés. Petit à petit, le mystère qui entoure ces deux femmes se dévoile, certaines phrases jusqu'alors énigmatiques s'éclairent progressivement et leur passé prend forme. Mais, si beaucoup de portes s'ouvrent sur le passé des deux personnages de l'histoire, l'auteure semble ne pas vouloir toutes les refermer, laissant le lecteur tirer ses propres conclusions.

Le mystère est déjà présent dans la magnifique couverture qui m'a interpellée et interrogée. L'observer, c'est déjà entrer dans l'intrigue.
Le titre fait référence à l'oeuvre de Chagall alors que le tableau accroché au mur est celui du Caravage, référence à « ce mélange de violence contenue, d'obscurité fertile, de lumière jaillissant de la chair » qui habite ce roman.
Il y a aussi une référence au temps qui passe avec le lapin blanc d'« Alice au pays des Merveilles » et l'horloge accrochée au mur. le temps a son importance dans ce récit : l'absence de temps pour Lou qui vit son hospitalisation comme un emprisonnement, et la perception différente de Louiza, qui dans sa relation amoureuse, se démarque par une autre forme de temporalité.

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Marc Chagall disait : « Si toute vie va inévitablement vers sa fin, nous devons durant la nôtre, la colorier avec nos couleurs d'amour et d'espoir ».
Chagall aimait étudier toutes les nuances et les différentes intensités de la couleur. Ainsi, toute son oeuvre se distingue par une profusion de couleurs et en particulier le bleu qu'il associe à l'amour, au désir, à la contemplation.

Comme une artiste peintre, Gaëlle Fonlupt habille élégamment son roman de nombreuses nuances bleutées, mélangeant les teintes de couleurs pour faire naître les sentiments et les émotions les plus justes.
Le lecteur plonge ainsi dans un univers poétique fait de couleurs, de jeux d'ombre, de lumière, de transparence et d'opacité. La vie des deux femmes s'y reflète, y pénètre, s'y mêle, y résonne.

Un bleu onirique et lumineux, celui des amants qui se cherchent et s'abandonnent dans une étreinte passionnée. Ce bleu tendre et intense, symbole d'amour et de vie.

« Je contemple les contours de ton visage figé, ta bouche close, tes mâchoires crispées. Nos corps étendus baignent dans des limbes bleutés. de la rue, une enseigne lumineuse projette un halo rouge incandescent qui ondule sur le plafond, mêlé d'un vert intermittent. Nous sommes dans un tableau de Chagall, celui où deux amants bleus d'un sommeil éternel sont veillés par une chèvre verte, tandis que, flottant dans le ciel sombre de Paris sur les ailes déployées d'un oiseau vermeil, une sirène écarlate emporte un nourrisson sur son sein. Un bébé rouge sang. Notre bébé. »

Le bleu profond de l'océan, celui dans lequel nage Louiza, qui ne se lasse pas d'explorer le corps de son amant et de s'y fondre.

« le bleu des rideaux transforme la chambre en fond sous-marin, à l'abri des vagues et du chaos de la surface. Nous nageons dans le bleu. Un bleu enfantin, irréel, éclatant. Ce bleu avec lequel Chagall a peint les amants. Un bleu à faire voler les poissons et rougir la lune. Nos corps se confondent, se liquéfient, se coulent l'un dans l'autre. En moi, tu fais céder toutes les digues. Je me livre, sans voiles et m'emplis de toi avec l'avidité d'une terre d'été. »

Le bleu du ciel, l'Azur, serein, apaisant, qui forme un écrin accueillant pour leur amour. Leur corps en apesanteur dans le ciel, volant au-dessus d'une mer sans nuage.

Néanmoins, comme Chagall, l'auteure apporte d'autres touches de couleurs, des teintes de noir, de rouge, de jaune ou de vert, exprimant des ambiances et des sentiments différents, flottants.
Ainsi, ce bleu, lorsqu'il se teinte de noir, prend des nuances inquiétantes, participant à créer une atmosphère sombre et menaçante, et devient le recueil d'émotions contrastées, douloureuses, violentes et incontrôlées.
Lorsque le bleu se heurte au rouge, il apporte une ambiguïté entre désir amoureux, passion, douleur, violence et sang.

« Elle se souvient de la lune qui baignait leurs corps bleus, de l'ombre rouge qui flottait au-dessus. »

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J'ai aimé l'écriture de l'auteure, subtile, passionnée, sensuelle, pleine d'images et de métaphores. Elle jongle habilement avec les pronoms personnels, je, tu, nous, permettant de mettre en lumière les différences de perception de l'amour.



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J'ai été particulièrement sensible à l'atmosphère étouffante de ce roman : j'ai ressenti un flux d'émotions, parfois contradictoires. L'attitude et les réactions des personnages m'ont troublée, contrariée, exaspérée, irritée, attristée. J'ai ressenti le silence, la tristesse, la solitude, la peur de l'abandon, le sentiment de trahison et de rejet.

Les scènes dans le service psychiatrique sont particulièrement difficiles et paraissent malheureusement très crédibles.
Dur de voir la souffrance des patients, qui se sentent isolés, abandonnés.
Dur de voir le malaise qui règne dans les hôpitaux par manque de moyens.

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En tissant avec beaucoup de talent les destins enchevêtrés de ses personnages, Gaëlle Fonlupt nous offre un beau premier roman où le lecteur navigue entre rêve et réalité, lumière et obscurité, douceur et violence, vide et incompréhension, présence et abandon, un peu comme si on pénétrait un tableau de Chagall.
Un thriller psychologique à découvrir.

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Pour finir, je tiens à remercier Diana (DianaAuzou), Fanny (Fanny1980), Nathalie (Romileon) et Bernard (Berni_29) pour cette lecture commune qui s'est enrichie de nos échanges de nos points et de vue.
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