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Critique de Agneslitdansonlit



Comment rendre hommage à ce roman, à la hauteur des émotions que M. Fotorino a, grâce à son écriture, suscitées en moi ? Il m'aura fallu plusieurs jours après avoir refermé ce livre pour mettre mot sur le bouillonnement de souvenirs que ce récit a fait remonter en moi.
Secousse affective, mais aussi saisissement de colère et sentiment d'injustice devant la lucidité terrifiante portés par le regard de l'auteur sur le monde paysan et sur la nature en général.

C'est l'heure des comptes aux Soulaillans, mais il n'est pas seulement comptable. Une vie de labeur va s'achever, celle du père (Brun) agriculteur, ou plutôt, disait-on paysan de son temps...
La nouvelle de sa maladie s'accompagne de moments rétrospectifs sur sa vie grâce à la voix de feu son épouse qui retentit à ses oreilles dans ses nuits d'insomnie. C'est la voix de cette femme disparue, emportée par la maladie, la voix de Brun ce père veuf à l'aube de partir, et celle de Mo, leur fils, qui nous content leur histoire, celle d'une paysannerie française désillusionnée.

En se plaçant à hauteur de ses personnages, Éric Fotorino nous fait rentrer dans la famille, on s'assoit à leur table, on partage leur pain, leur fatigue, leurs peurs ; on comprend soudainement, (parce que ça nous est raconté comme notre grand-père le ferait), d'où l'on vient. Toute l'histoire qui nous a précédés, parce que la terre perdure, parce qu'elle est trait d'union entre les générations, parce qu'elle est léguée avec la charge d'être agriculteur.

J'ai été terriblement émue par ce roman. Bien sûr, il évoque l'écrasement et le délitement des exploitations à taille humaine, la chape de plomb sur les épaules de l'agriculteur de la productivité, érigée en valeur cardinale, induisant l'utilisation à outrance des pesticides et toute la "gangrène" qu'elle entraîne, course à la rentabilité, jusqu'à l'implantation d'éoliennes...
Mais si le tableau dressé par l'auteur est passionnant, même si parfois un peu manichéen, moi j'ai été emportée par la petite musique derrière les paroles : "Mohican" c'est l'histoire des hommes, c'est l'amour de leur travail, c'est l'ancestralité des gestes qui se transmettent. Oui, c'est une Histoire de transmission. Et j'ai revu mon grand-père. Non, pas paysan, bien qu'il vienne de ce monde là. Nous partions nous promener à travers champs, quand il venait à la maison pour Noël. Vous savez quand le ciel est bas et cotonneux, quand l'air froid est vif et brûle à chaque inspiration ; le croassement des corbeaux résonant curieusement dans un silence presque respectueux de la nature. Et mon papy marchait sans un mot. Mon papy avec son indéfectible chapeau. Il s'arrêtait de temps à autre, il regardait l'immensité du champs, qui avait été bien labouré après la moisson. Et soudain déclare : "C'est beau une terre bien entretenue et bien travaillée". Moi j'ai 14 ans, je me tais. Je ne comprends pas trop. Oui... Beau ? Une trentaine d'années plus tard, mon papy n'est plus là pour admirer les champs. A vrai dire, les champs eux aussi ont disparu derrière chez moi. Des lotissements ont été construits. On ne verra plus la biche en lisière de forêt le matin tôt en ouvrant les volets doucement. Mais j'entends toujours mon papy. Il m'a accompagné tout au long de ma lecture.
Merci M.Fotorino de m'avoir ramenée là-bas, merci car à force d'oublier, je ne me souvenais plus...

Mohican est un magnifique roman dédié à l'amour de la terre et au sens de la transmission. La relation père- fils y tient une place prépondérante et illustre une opposition générationnelle, fondée sur deux visions divergentes du métier d'agriculteurs. Face à une exploitation de moins en moins rentable, le père, malade, pense faire un dernier baroud d'honneur en laissant implanter des éoliennes sur ses terres: "Il doit croire qu'avec les éoliennes on va vivre dans la laideur. Il a tort. On va juste mourir en beauté.(P.66)
Les éoliennes ne sont que le symptôme d'un profond désaccord : quand l'un y perçoit l'innovation et la modernité, la rentabilité des énergies vertes, l'autre rétorque par la dévégétalisation, la fin du métier d'agriculteur et la soumission à EDF: "Quand notre exploitation sera traversée de routes qui mènent aux éoliennes, on sera une usine, une industrie, un sous-traitant EDF , tout ce que tu veux, mais sûrement plus des agriculteurs." (P.72)

Car la question est bien celle-ci : qu'est-ce qu'être agriculteur ?

Pourtant père et fils ont en commun de vouloir faire vivre leur terre. Mais faire vivre c'est faire perdurer, on ne peut pas toujours envisager sa terre à court terme et la vision de Mo, le fils, bouscule les certitudes paternelles d'avoir été un "bon" paysan. La voix de Suzanne, cette épouse disparue, donne corps à l'introspection de Brun, comme une conscience que l'on ne peut plus bâillonner : c'est elle dans des monologues nocturnes qui place Brun face aux conséquences de ses choix passés.
Et si la voix de Suzanne est très éclairante car sans hypocrisie sur l'impact d'une agriculture intensive, si celle de Mo est primordiale pour incarner une façon plus respectueuse de travailler la terre, celle de Brun est finalement celle qui m'a le plus bouleversée. Celle d'un homme au crépuscule de sa vie qui dresse le bilan de sa vie d'homme et de paysan.

La maladie amène le père à se raconter au fils, ces mots qu'on n'a pas toujours le temps de léguer à nos enfants, ces histoires qui nous ont bâtis comme nous sommes. L'émotion est dure quand le père raconte sa vie de misère, enfant, auprès de ses propres parents. Et on comprend mieux ses choix d'avoir cultivé à outrance, pour ne plus manquer :
"0n était pauvres et on avait peur. Pauvres comme tu n'imagines même pas. Une misère sans fond. La vérité c'est qu'on crevait de faim. Les récoltes couchées par la tempête pourrissaient sur pied. [...] Les hivers, on n'en voyait pas le bout. [...] Les femmes, on en faisait nos homme à tout faire. L'argent nous filait entre les doigts. Si le bois venait à manquer, on commençait à brûler nos meubles." (P.130)

• À travers les mots du père, se dresse douloureusement l'histoire d'une désillusion, celle des paysans. Ça aurait tout aussi bien pu être celle des mineurs qu'on poussa tels des bêtes de trait à produire toujours plus, après guerre, pour finalement réprimer (en 1948 particulièrement), leur mouvement de contestation dans la violence ingrate de ceux qui, après vous avoir flattés et exploités, vous reprennent tous vos droits.

C'est ce qui arriva au monde paysan :
"Nous avons été bien manipulés. D'abord il a fallu produire. Des tonnes de tout, des quintaux, des hectos. On aurait semé jusque sur le goudron si on les avait écoutés. On aurait coupé les arbres , on aurait même planté dans le creux des fossés. La force de frappe céréalière, c'était notre bombe atomique , l'arme alimentaire , que sais-je encore. Little Boy ! Mo n'a pas connu cet âge d'or, l'explosion des rendements qui nous remplissait d'orgueil . On achetait des machines toujours plus grosses . On arrachait les haies pour planter plus de blé encore, puisque le blé valait le prix de l'or. Je m'entends encore proclamer fièrement : "Je produis , donc je suis !" Les prix grimpaient jusqu'au ciel . On était les rois du monde , pas vrai? [...] On s'endettait sans compter. Les traites passaient à la banque comme dans du beurre, l'argent coulait à flots depuis Bruxelles. Puis un autre jour, les conseilleurs ont dit stop. Arrêtez de produire ! Rendez les champs à la nature que vous avez massacrée avec vos engins et vos engrais de malheur. Ayez la main verte. Et mettez vos terres au repos. Ça leur plaisait, cette image. Une grande banquise brune. Il fallait se tenir debout sur les freins, qu'on devait ronger, on a voulu nous tuer en plein élan. On a gelé nos terres. Et plus on les gelait, plus on touchait. Ils nous ont payés à ne rien faire, ne rien produire, à mourir sur pied. Voilà ce qui est sorti de leurs cervelles malades. Produire était devenu un gros mot. On voyait aux informations les paysans sans terre du Brésil et du Sahel. Et chez nous en ouvrant les volets on contemplait nos terres sans paysans." (P.66).

L'amertume de Brun est poignante, lui qui a cru toute sa vie qu'être paysan, c'était être la vestale du temple : le gardien et protecteur des terres, qui les valorise et les fait fructifier pour le bien de tous. Mais il réalise qu'il ne fut rien que le pantin de lobbys : hier ceux de l'agrochimie qui les ont empoisonnés et tari leurs sols, aujourd'hui ceux des fournisseurs d'énergie verte.
- "Un pantin sait bien faire quand on le tire par ses ficelles. Ils étaient de mèches avec les marchands de semence , d'herbicides et d'insecticides, et que sais-je encore, avec les marchands d'aliments, avec l'industrie et même avec les grandes surfaces, tu m'ôteras pas ça de l'idée. Ce petit monde a prospéré sur notre dos. Et nous , crédules comme pas deux, flattés d'être des entrepreneurs modernes et pas des péquenauds en gros sabots, on a gobé ces mirages. (P.98)

Mais à la fin sonne l'heure des comptes...

Mohican, c'est enfin, et peut-être surtout le roman d'un empoisonnement, un sombre gâchis chimique, celui des vies abîmées ou fauchées par cette course à la productivité.
"On accusait les herbicides. Certains d'entre eux ont été interdits depuis. Quand j'étais enceinte , tu les épandais tous aux Soulaillans, tous sans exception. [...] Je ne veux pas t'accabler , c'était ainsi . Tu t'es empoisonné tout seul, et nous avec." (P.75)

L'auteur ne juge pas, il recontextualise: comment en est-on arrivé à effectuer des épandages meurtriers (pour les agriculteurs et leurs familles, pour les habitants proches, pour les sols et la nature elle-même), le tout au nom d'un objectif louable : nourrir tout le monde... Peut-on justifier une horreur par une intention louable ?
"Je garde l'image de toi , de ton visage rayonnant , soulagé , un matin que tu avais pulvérisé tes produits au-dessus des Grands Champs. Tu venais de faire l'acquisition d'un petit ULM. Tu n'en revenais pas de l'efficacité de la vaporisation sur les grandes feuilles vertes des maïs. [...]
"j'avais l'impression d'être au Vietnam et de larguer du napalm." (P.76)

Bien que le dernier quart du roman s'appuie sur une "pirouette" favorisant un dénouement heureux, du moins pour cette exploitation-ci, il ne faut pas perdre de vue que ce récit est le douloureux émissaire d'un monde qui tend à disparaitre.

C'est un superbe tableau d'un monde fait d'hommes qui triment, durs à la tâche et avares de plaintes. Des taiseux rugueux de pudeur. "Brun parle mieux à ses vaches qu'à son fils. Mo en a pris son parti depuis longtemps, c'est ainsi et on ne le changera pas."(P.79)

Mohican dresse le portrait d'un monde qui est englouti : par une société bétonisée, par des macro exploitations qui "mangent les petits", par des lobbys et des politiques qui font la pluie et le beau temps sans considération pour ces petits exploitants et éleveurs frappés d'un sur-taux de suicide.

"Là où poussaient ses blés, un immense supermarché a surgi, avec parking à perte de vue, station-service et zone de stockage. Quant à la ferme des Mignots, à moins de trois kilomètres, la fin n'a pas été plus glorieuse. L'autoroute a tout dévoré. [...] Il aurait fallu que les prix du blé montent au ciel pour qu'ils résistent, aux Mignots." (P.100)

Je referme "Mohican" le coeur serré, un peu sonnée par tous ces passages emplis d'une telle vérité, une acuité sur ce métier, sur ce monde et sur les changements qui à travers ceux de la paysannerie, préfigurent ceux de toute une société et de ce que nous et nos enfants en feront.

"Paysan n'était pas un métier . C'était ce geste ancestral toujours recommencé. Se nourrir pour ne pas mourir . Se faire l'égal de Dieu en multipliant le grain qui donne le pain." (P.115)

N.B: Par une curiosité inhabituelle, je feuillette jusqu'à la dernière page du livre. Comme au cinéma, quand on attend un dernier petit clin d'oeil à la fin du générique, ce petit bonus que les premiers sortis de la salle, pressés, auront raté.
Et je constate, toute émue, que ce roman a été imprimé chez moi, dans cette petite ville charentaise où les terres arables disparaissent mais où les livres qui en parlent, fleurissent...
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