3
Je vois qu'il est dix-neuf heures trente-cinq à Broadway
Comme le temps passe. Tu me manques sans cesse
semble dire le cadran et ses signes fatals.
Fatals : comme si l'horloge était une roue de la fortune.
Fatals : rechercher sans cesse la vérité
si tu comprends ma langue légèrement poétique.
Si.
La langue dit : on voit à perte de vue les masques rouges suspendus
à leurs piquets métalliques tout le long de Broadway.
Oh : les feux clignotants. Maintenant, tu comprends.
Des feux clignotants !
Mais oui, naturellement.
Et que disent ces feux rouges ?
Ils disent : ÇA NE PASSE PAS.
Je reste donc là planté dans le vent entre les gratte-ciel
une mouche sur l'épaule. Des temps meilleurs
devraient tout de même venir nom de Dieu.
Chez Yolanda et José et leur petit Ed en Californie
on pose un gâteau sur la table
comme si le temps avait soudain décidé de se célébrer lui-même.
La crème fouettée fait des grumeaux sur le gâteau comme du moisi sur le bonheur
et au milieu de ce bonheur blanc de craie on voit les petits baisers sucrés des fraises.
Encore des masques rouges. Mais je l'ai déjà dit :
Si tu veux connaître la vérité
il s'agit de choisir les bons signaux.
Si.
Dessous c'est le gisement du chocolat et de la crème
- davantage de vérité : ce que tu cherches est ce que tu trouves.
Non l'inverse ! Si tu cherches, n'est-ce pas.
Si.
Dans le monde des images, la chance est capricieuse
et la chance est chanceuse et coetera.
la chance est séduisante que c'en est infernal.
Moi je l'ai vu maintes fois mais pas toi.
Quand les richards remontent et redescendent Broadway
dans leurs limousines qui rappellent des cercueils
devant les touristes épatés et les agents publicitaires aux mains automatiques
qui saluent du bout de leur chemise rutilante. Je me rappelle
avoir rêvé qu'on me donne un seul jour seul à New York
sans les suppléments sans fin des journaux que l'on a oubliés une heure plus tard
sans agents de change ni clochards ni jeunes artistes prometteurs.
Un seul jour. Mais ce jour n'est jamais venu.
Et PUIS QUOI : ce que j'obtiens est ce que je rêve.
Non l'inverse ! Si je rêve, n'est-ce pas.
Si.
Hélas comme le destin est capricieux et fatal et coetera
à cet instant tandis que fondent pendules et gâteaux
dans les grandes villes comme un mirage tellement déplacé
l'oeuvre pailletée d'une fée du destin montant dans le bleu du ciel.
Dans ce monde d'images à l'intérieur du monde des images
ils riment à la perfection
l'horloge et le gâteau
et le gâteau et l'horloge.
Tu le vois bien toi-même en cet instant de grâce de dix-neuf heures trente-cinq.
Si tu vois quelque chose, n'est-ce pas.
Si.
Dans un de ces univers intimes un vieux monsieur laisse
à penser que nul ne l'a jamais quitté
nul n'a jamais rêvé de lui.
Mais je n'en sais rien n'est-ce pas !
Quelqu'un peut-être rêve tristement de lui
quelqu'un peut-être l'a réellement quitté sous la pluie.
L'espace sous son parapluie est noir comme dans un encrier
une mélancolie.
Oh si l'on pouvait éclairer l'intérieur de cette noirceur.
Si l'on pouvait allumer un feu dans son encrier !
Un cinquième homme est mobile sous un cinquième parapluie
mobile jusqu'à un certain point.
En lui s'affrontent (je pense) un ordre strict
un vain combat contre la négligence
contre les ombres saugrenues
comme s'il était dans l'impossibilité d'oublier
tout ce qu'il n'a pas pu voir.
Dans le non-vu tous les détails font peur
panneaux avertisseurs pour le souvenir : FAIS UN DETOUR.
Plus loin, sous un parapluie bleu marine, une femme
fait tourner son ciel.
Le squelette métallique sous l'étoffe tourne aussi en rond.
Tourne. Tourne.
Comme beaucoup d'X marqués les uns sur les autres :
le plaisir que donne le nom X.
La langue aussi je l'ai oubliée au milieu de tout ça
et la jouissance retorse que l'on éprouve à retourner ses mots et ses idées. Retourner. Retourner
si bien que pour finir rien n'est ce qu'il paraît être.
Rien : toujours déguisé autrement.
J'oublie que la langue n'est plus fiable
cette langue retouchée et archi-pelotée
une langue pleine de coupures, d'ajouts et de recollages.
Une langue qui ne sait plus que citer le mensonge.
J'oublie que la guerre des religions ne finit jamais
parce qu'on n'en finit pas de se battre pour la vérité.
J'oublie que tous ceux qui croient ont vu la lumière
trouvé la vérité.
J'oublie qu'ils sont toujours sur la bonne voie.
Tous les autres ont trouvé le mensonge
et doivent avancer à tâtons dans une obscurité éternelle
prendre la route qui mène directement au vide
à l'inanité
à l'insanité.
Comme si la seule manière d'éviter le vide
était de s'enrôler dans la guerre.
1
Sous le premier parapluie, un homme
un fonctionnaire d'après moi
l'un des fidèles entre les fidèles :
un titulaire de la prose.
Sous le deuxième parapluie, un deuxième homme.
Mais dire
comme je le dis à présent
qu'il n'est jamais aussi heureux que sous la pluie à New York
c'est tout à fait idiot - pardon : tout à fait con.
Comment pourrais-je savoir ce qu'il pense ?
Moi qui déteste quand il pleut à New York
Je pense à quoi ?
Je pense qu'un peu de pluie à New York ce n'est peut-être pas si mal.
Voyez vous-même : les parapluies poussent allègrement quand il pleut.
Sous le troisième parapluie, un troisième homme
qui sous la pluie découvre le monde qui ruisselle pour la première fois
je pense
un mégot nageant dans l'eau de pluie
la lumière rouge d'un restaurant délayée sur le trottoir
Je pense : sous le parapluie, tout est un univers intime.
Personne n'y a accès
à moins d'y être déjà.
2
J'oublie Gaza
la Tchétchénie
Guantanamo.
J'oublie les écoles incendiées et les enfants brûlés vifs
les parents aux yeux éteints
- d'où toute lumière a soudain disparu.
J'oublie les enfants bourrés de résidus chimiques
ceux qui à chaque instant frappent à la frontière
d'une vie inconnue. Mais personne ne leur ouvre.
J'oublie le fanatisme des matches de football
l'éternelle bousculade les braillements des spectateurs qui veulent leur mamelle.
J'oublie ceux qui luttent pour davantage de vacances
davantage de temps sans les autres.
J'oublie qu'une cuite est déjà un petit séjour
à la clinique de désintoxication (aussi nommée la Cale sèche).
J'oublie les milliers d'antennes de télé plantées partout
espèce d'extincteurs qui crachent des images de rêve
jusqu'à ce que les rêves explosent dans toutes les têtes.