AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de cprevost


«Le Radeau de la Méduse », immense toile de Théodore Géricault inspirée par un drame de l'actualité, ne peut manquer d'influencer toute notre lecture de Franzobel. L'ancien régime a volé en éclats avec ses têtes et ses valeurs. La légende napoléonienne a disloqué l'Europe, enfiévré les esprits. La chute du dernier conquérant épique désespère les énergies, déchire les rêves de gloire, exacerbe les antagonismes. En ce début de siècle, les plus intrépides s'embarquent pour des contrées exotiques comme l'Afrique. Les artistes cherchent en eux des motifs d'exaltation ou de simples raisons de vivre. La peinture romantique de la Méduse instaure un espace romanesque où se déploie la tempête des sentiments, le tableau semble se construire sur une dynamique émotive chargée de discipliner la violence illimitée des mouvements internes. L'artiste n'a placé qu'une mince bande d'un ciel tourmenté de nuages en accord avec la sinistre mêlée des anatomies. Là des corps s'accumulent en deux pyramides humaines : renoncement, avachissement et mort au fond de l'embarcation, élancement et espoir de salut à sa tête.


Il aurait fallu sans doute de la démesure et bien d'autres moyens littéraires pour reprendre ce flambeau là et tenter de peindre, d'actualiser l'enchevêtrement des destins, des conditions, des aspirations. La bien trop prudente tentative de Franzobel n'est pas sans intérêt mais elle semble manquer irrémédiablement sa cible. Certes, on lira sans déplaisir un roman de mer de plus et on découvrira les détails sordides de l'histoire d'un vrai naufrage et d'un authentique tableau. Dans ces pages, il ne manque pas une voile, pas un cordage à la Méduse en partance pour le Sénégal ; l'accastillage est au complet et les termes de marine dépaysants ; les matelots sont dans les haubans et les officiers président à d'obscures manoeuvres. Sous le vent, les personnages historiques se mêlent aux personnages de fiction, ils se meuvent malheureusement dans un monde simpliste, un monde en bonnes et bien épaisses tranches napolitaines. le pouvoir est aux royalistes sur le pont, au très incompétent et très faible commandant Hugues Duroy de Chaumareys, à son fabulateur ami Richeford, au très suffisant gouverneur Julien-Désiré Schaltz, au commandant du contingent Paulin Etienne d'Anglas de Praviel. La compétence aux ordres est aux mains des bourgeois républicains et bonapartistes du navire, aux officiers tels que Reynaud le second, Savigny le savant médecin de bord ; aux experts tels que Corrérard l'ironique ingénieur, Griffon le froid administrateur ; aux commerçants Picard et consorts. La plèbe des matelots, des mousses et des militaires du rang enfin, semble dans la cale n'écouter que ses délétères pulsions qu'il conviendrait urgemment d'endiguer. Heureusement, il y a quelques goûteux raisins de Corinthe dans cette dernière tranche, de rares raisins sans lesquels la petite cuillère nous resterait dans la bouche et le livre nous tomberait irrémédiablement des mains. Victor, le mousse fugueur, martyrisé par le chef cuisinier Gaines et son aide Clutterbucket, protégé par le matelot Osée Thomas, particularise et humanise un peu le récit.


Franzobel introduit lourdement de nombreux anachronismes dans son roman (rayons UV, cancer de la peau, changement climatique, contrôle de sécurité, syndicats, travail d'enfant, etc.). Il semble craindre que des liens ne s'établissent pas avec l'histoire présente. L'anomie qui découle du manque de régulation de la société sur l'individu, c'est entendu, est le sujet de ce livre, la préoccupation centrale de l'auteur. le recul des valeurs sur la Méduse, puis s'accélérant sur le radeau, conduit à la diminution et à la destruction de l'ordre social : les lois et les règles ne peuvent plus garantir la régulation sociale et l'impensable implacablement surgit. Rien là, qu'après Emile Durkheim, nous ne sachions déjà. « La politique est la grande génératrice et la littérature la grande particularisatrice, et elles sont dans une relation non seulement d'inversion mais aussi d'antagonisme… Quand on généralise la souffrance, on a le communisme. Quand on particularise la souffrance, on a la littérature. » Nous attendions, comme le suggère Philip Roth, que Franzobel dise autre chose, dise d'avantage et différemment que la sociologie. Sur le navire les violences sont coutumières, omniprésentes. C'est la brutalité des supérieurs sur les subalternes d'une société de punition et la flagellation jusqu'à la mort du matelot Prust ; c'est la supériorité du fort sur le faible et le supplice de Victor dans la cambuse ; c'est l'optimisation des chances de survie et le sacrifice des malades sur le radeau ; c'est enfin la condamnation pour vol de nourriture d'une microsociété de surveillance et le meurtre perpétué sur deux jeunes ouvriers … La philosophie à la petite semaine sur la soi-disant nature humaine, la misanthropie latente et le regard surplombant du narrateur semblent dominer ce récit et servir d'explication. Cela nous parait grandement insuffisant. Nous aurions aimé pénétrer d'avantage les personnages, saisir de l'intérieur leurs revirements incessants, leurs passages de la soumission à la révolte ; comprendre leurs acceptations successives de la punition, puis de la surveillance, puis du calcul utilitaire. Nous aurions aimé sonder les coeurs, les reins, les têtes de ces anti-héros ordinaires, comprendre les failles, les déchirures et les indicibles peurs à l'oeuvre dans ce drame. Ce roman de l'anomie en pleine mer sans aucun doute reste à écrire.
Commenter  J’apprécie          30



Ont apprécié cette critique (2)voir plus




{* *}