Traqué, Tome 2 : Libérez le prédateur qui est en vous

J'ai beau m'efforcer de dissimuler mes émotions, le chevrotement dans ma voix trahit ma peur.
- Des centaines de kilomètres ? s'étonne Sissy, alors qu'elle fait un pas vers moi, le visage blême. Et pourquoi y aurait-il une voie ferrée ici ?
- Je n'en sais rien.
Elle regarde les lointaines chaumières constituant la Mission.
- Genne.... chuchote-t-elle, les yeux écarquillés. C'est quoi, cet endroit . Ou sommes nous ?

Un prêté pour un rendu. Une magnifique relation, symbiotique par bien des aspects. Nous n'en étions pas au point de faire griller des marshmallows avec eux en chantant kumbaya, mais tu saisis l'idée.

- Je veux que rien ne nous sépare, chuchote-t-elle. Pas pour une semaine. Pas pour une journée. Pas même pour une heure, Gene.

- Tu n'as pas idée de qui ils sont. Sans quoi, tu n'aurais jamais proféré une ânerie pareille.
- Je n'ai pas idée ? Vraiment ? VRAIMENT, quoi ? MOI, je n'en ai pas idée ? dit-il en me toisant avec dérision. C'est toi qui n' a pas idée. Rien d'étonnant, cela dit. Tu les as toujours côtoyés, tu as toujours été pote avec eux. Tu ne les as pas vus tailler tes parents en lambeaux. Ils n'ont jamais arraché les bras et les jambes de tes frères et sœurs, juste sous tes yeux. Tu ne les connais pas aussi bien que nous.
- Je les connais mieux que tu ne le penses, je lui rétorque d'un ton ferme mais maîtrisé, prêt à bondir sur lui d'une seconde à l'autre. Crois-moi. Honnêtement, qu'est-ce que tu sais d'eux ?

J’étais autrefois farouche et indocile. Je ne comprenais pas que mon indiscipline était un fléau pour l’harmonie de la Mission. Mais j’ai mûri. Aujourd’hui, je peux honnêtement affirmer que, depuis que j’ai appris que la Mission passait avant l’individu, j’ai trouvé la paix et la joie que je cherchais jusqu’alors aux mauvais endroits. Je suis plus heureuse que je ne l’aurais cru possible, surtout en sachant que j’accomplirai un jour l’un de mes plus grands rêves : obtenir un ticket pour la Civilisation.

Le Scientifique nous promettait presque chaque jour que, le temps venu, il nous guiderait hors du Dôme. Il nous parlait de cet endroit merveilleux où il n’y avait aucun danger à redouter, où tout n’était que paix et chaleur, où vivait un nombre incroyable d’autres humains. « Une terre de miel et de lait, de fruits et de soleil. » Voilà comment il l’appelait. Parfois, il la décrivait comme la Terre promise. Et chaque fois qu’il évoquait une possible évasion, il nous y associait.

Et comme pour accueillir officiellement l'obscurité, une succession de cris résonnent à flanc de montagne. Ils sont plus forts, désormais, grincent contre les carreaux tels des ongles sur une couche de glace. J'entends de légers craquements, comme des cure-dents que l'on brise. Il me faut une bonne minute pour comprendre qu'il s'agit là d'arbres abattus, de troncs pulvérisés par le raz de marée de crépusculaires. Les odeurs homifères flottant dans les montagnes les rendent frénétiques.

-C'est ça, ce que vous voulez ? Etre chassés, traqués ? Rester des proies toute votre vie ? Naître proies, mourir proies, dis-je en les considérant tour à tour Vous avez une chance de changer de condition. D'échapper à tout ceci. Pourtant, vous décidez d'y replonger, tel un animal en fuite retournant droit dans sa cage.

Et pourtant... Même quand je vivais dans le minuscule interstice séparant deux mondes, l'univers représenté dans les bras de mon père était un univers de réconfort aussi haut, large et protecteur que peut être l'amour. Et ce jour-là, blotti contre lui, je m'étais fais la promesse si profondément ancrée en moi que j'avais fini par oublier l'avoir consciemment formulée ; jusqu'à ce que, dix ans plus tard, à la dérive sur un bateau au milieu d'une rivière, je découvre mon nom gravé sur une tablette en pierre. Soudain, tout me revenait, et il me fallait renouveler mes voeux. Mon père était mon univers, et s'il venait à disparaitre, je partirais à sa recherche jusqu'au bout de ce monde fracturé.

Je contemple toutes ces conserves, disposées côte à côte. Mon nom, celui de Sissy, s'étalant en capitales d'imprimeries.
Comme des noms sur des pierres tombales.