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Critique de berni_29


Venez, approchez un peu que je vous plante le décor de ce lieu coupé de tout, aux confins des quarantièmes rugissants, au bout du bout du monde ! Destination : l'archipel des Kerguelen… ! C'est parti !
C'est une terre sans cesse battue par les vents, la pluie et le froid, à côté la Bretagne finirait par ressembler au Luberon. Autrefois on surnommait cet archipel les îles de la Désolation, c'est vous dire… La légende dit qu'un certain Yves Joseph de Kerguelen le navigateur breton qui découvrit cette terre redoutable le 12 février 1772, approchant de ses côtes en fut si dépité qu'il ne voulut jamais y poser le pied, le bougre. Sans doute cherchait-il un eldorado plus accueillant.
C'est une terre inhabitée ou presque, seule une poignée d'hommes, des scientifiques pour l'essentiel se relaient ici sur des missions courtes de six à douze mois, concentrés dans un coin de l'île formant leur base, Port-aux-Français…
Le reste des habitants, c'est le peuple des oiseaux par millions, des rennes, des otaries, des éléphants de mer et leurs bonbons… Oui des bonbons… Je sais qu'à l'approche de Pâques, cela vous offre des images suaves et délicieuses… À Kerguelen, on appelle « bonbons » les jeunes éléphants de mer nouvellement sevrés. Cette désignation se réfère à leur silhouette rappelant la forme d'une friandise emballée dans son papier : un corps bien gras au sevrage, duquel dépassent leurs nageoires. Cela dit, week-end Pascal ou pas, je vous déconseille de vous en approcher pour tenter de défaire l'emballage…
C'est un territoire de basalte et de granit, âpre, hostile, vertical, percuté par les coups de boutoirs de l'océan et des tempêtes, avec tout autour un horizon saturé d'embruns.
À Kerguelen, ce n'est pas le vent qui est, Kerguelen est le vent.
Mais quelle mouche a donc piqué l'écrivain et haut fonctionnaire français François Garde de vouloir s'embarquer en novembre 2015 pour trois semaines de traversée à pied sur ce morceau de terre outremer ?
C'est un rêve que François Garde cultive depuis qu'il a travaillé dans la région, lorsqu'il était administrateur supérieur des Terres australes et antarctiques françaises, qu'on appelle communément les TAAF, se désignant lui-même avec tendresse et ironie comme " vice-roi des albatros ". Et dès lors qu'il fut en retraite, n'ayant plus besoin d'aller au taf, l'idée lui vint de s'offrir une petite balade sur ce coin d'archipel qui l'a toujours fasciné.
Cela dit, il n'était pas seul. Trois compagnons chevronnés dans les odyssées extrêmes l'ont accompagné dans cette traversée intégrale de l'île principale de Kerguelen durant vingt-cinq jours, de Nord en Sud, à pied et en autonomie totale.
Marcher à Kerguelen, c'est être emporté dans un voyage minéral.
Dans une écriture poétique, François Garde nous délivre ce récit prenant sous la forme d'un journal de vingt-cinq étapes…
Mais en quoi ce journal peut-il se distinguer de tant d'autres récit de voyage convoquant l'intime se frottant aux extrêmes.
Écrire chaque jour, chaque soir, écrire le vent, les pas dans le vent, écrire cette cheville encore fragile, en se demandant chaque soir si demain elle résistera, écrire en espérant ne pas être un fardeau pour ces trois compagnons mieux aguerris à l'exercice.
La menace vient autant du paysage que de soi-même, chaque geste effleure un potentiel de danger incommensurable.
Écrire pour dire la finitude de l'homme devant l'éternité d'un paysage.
Marcher à Kerguelen, c'est, nous dit François Garde, s'exposer à chaque pas en terrain hostile, sans chemin, ni répit, ni confort
C'est se frayer un passage entre les falaises et le vide. C'est tenter de décrypter les sentiers invisibles, franchir les torrents, boire aux cascades…
Parfois les brumes donnent l'impression d'arpenter un paysage incompréhensible qui ne souhaite pas révéler ses failles et ses interstices pour se laisser pénétrer…
Pourtant l'enchantement vient aussi brusquement que le jour succède à la nuit, comme une cathédrale de lumière vrillant le ciel, délivrant au détour de t'étape un territoire romantique peuplé d'elfes.
C'est alors une joie sans limite qui vient percer les moments de doutes et de d'incertitudes. Joie éphémère, il ne faut pas alors s'en priver, son temps est déjà compté…
Le chemin rappelle à chaque instant que rien n'est acquis sans peine.
Marcher à Kerguelen, c'est se déprendre du temps qui passe, c'est se sentir de passage.
François Garde marche là où la faune ne craint pas l'homme.
Mais la force de ce récit pétri d'humilité est peut-être ailleurs, se situant dans les pensées les plus intimes qui se confrontent avec soi-même, avec les autres, ses compagnons de voyage, comme une épreuve initiatique qu'il s'est imposée, sans même déceler dans cette vacuité le moindre sens. Pourquoi ce chemin ? Pourquoi ce but ?
Parvenir jusqu'au bout du voyage permettra-t-il de prouver quelque chose ? À lui, aux autres ?
Et si Kerguelen était un territoire qui refusait de pactiser avec les rêves et les ambitions démesurées du voyageur ? N'est-ce pas là la beauté de son secret ?
Marcher à Kerguelen, sans aucune raison valable et s'en émouvoir…
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