L'arrestation de Dino Scala, dont le procès s'est tenu du dix juin au premier juillet 2022 devant la cour d'assises de Douai, a défrayé la chronique. Cet homme "sans histoire", ouvrier, père de famille et président du club de foot de son village, est accusé d'avoir agressé sexuellement et violé des dizaines de femmes pendant trente ans le matin entre son domicile et son travail, le long d'une route de trente-sept kilomètres. Il devient "Le violeur de la Sambre".
Alice Géraud s'empare de ce sordide et incroyable fait divers, en s'attachant à se placer du côté des victimes, se posant incessamment la question de leur traumatisme, et de savoir comment il a été possible que cet homme ait pu agir aussi longtemps sans être inquiété. Ces victimes avaient au moment des faits entre treize et plus de quarante ans. Elles étaient collégiennes, lycéennes, infirmières, directrice d'école… Elles ont subi des attouchements, des viols par voie orale ou génitale, ont parfois été agressée à leur domicile. le procès concerne cinquante-six victimes, mais on soupçonne l'existence d'autres.
Alice Géraud a examiné des centaines de plaintes déposées dans une poignée de commissariats et quelques gendarmeries, dont certaines ont été imputées à Dino Scala, d'autres écartées, d'autres encore rouvertes après son procès. La plupart racontent beaucoup du traitement des victimes d'agressions sexuelles et de viols sur ces trente dernières années.
"Le sort réservé à ces femmes est l'objet du livre".
Et lorsqu'elle évoque leur sort, il ne s'agit pas seulement de celui que leur a réservé leur agresseur, mais aussi et surtout de celui que leur ont fait subir les acteurs d'un système policier et judiciaire défaillant et sans humanité.
On apprend pourtant que dès 1988, l'institution judiciaire pressent l'existence d'un violeur en série, bien que cela ne soit pas formulé ainsi, le concept étant alors un impensable de la culture policière et judiciaire française. Et le pressentiment manque de matériel pour être confirmé. Les plaintes, déjà multiples, sont entreposées séparément dans les cartons d'archives des trois commissariats du Val de Sambre. Certaines d'entre elles ont bien été transmises au parquet d'Avesnes, mais on ignore ce qu'elles sont devenues, tout comme la proportion effarante de portraits-robots et de témoignages qui disparaitront par la suite. Aussi, malgré la répétition des faits et de certains indices ressortant des témoignages, l'agresseur sexuel du matin qui fait l'objet d'une dizaine de plaintes est absent du récit public. Il n'existe pas ou seulement de manière souterraine, une vague rumeur qui circule et qu'on se raconte. Il faut préciser que le manque de communication, en partie liée à leur rivalité, entre la police et la gendarmerie, mais aussi entre les différents commissariats, empêche le rapprochement des faits.
"Les deux policier s'étaient en fait trompés d'endroit pour leurs constatations (...) Tant pis, ils notent que les deux chemins, de toute manière, se ressemblent beaucoup."
Ces archaïsmes administratifs ne sont qu'une partie du problème et sont par ailleurs en partie dues à un autre aspect des enquêtes, celui de la manière dont la parole des victimes a été entendue (puisqu'il n'est même pas question de parler "d'écoute").
A l'époque où l'affaire débute, les agressions sexuelles, définies selon l'ancien code pénal (du début du XVIIIème siècle), sont qualifiées d'attentat à la pudeur. Et si la victime est majeure, "l'acte doit être commis avec violence contrainte ou surprise". La notion d'agression sexuelle n'existe pas encore dans le droit français, celui-ci se plaçant alors sur le terrain de la morale, en garant du respect des bonnes moeurs, en l'occurrence celles de la victime, se focalisant sur le sentiment de gêne ou de honte qu'elle est susceptible de ressentir vis-à-vis de gestes sexuels qui lui sont imposés. Les examens auxquels sont soumises les victimes sont par ailleurs basés sur le postulat, hérité d'un traité de médecine légale datant de 1813, que l'existence d'un viol se lit forcément sur le corps, son étude passant par celle de l'hymen et de la virginité. La manière dont sont menées les enquêtes et les interrogatoires révèlent que les mentalités sont imprégnées de ces considérations d'une autre époque.
Porter plainte est parfois un parcours du combattant, ou le statut de victime se change en celui de suspecte ou d'accusée. On soupçonne certaines de ne pas dire la vérité, de mentir pour dissimuler la perte de leur virginité ou le fait qu'elles sont enceintes, de s'être fait mal toutes seules, ou d'être en partie responsables de leur agression, parce qu'elles ne se sont pas défendues, ou sont sorties de chez elle au petit matin vêtues de tenues aguichantes. Au mieux, les faits sont minimisés ; les médecins qui examinent les victimes s'intéressent aux traces de violences physiques -égratignures, traumatisme crânien…-, faisant disparaître le caractère sexuel de l'agression, effacé de l'histoire.
En requalifiant les agressions sexuelles et en supprimant les notions de "moeurs", "pudeur" et "outrage", le nouveau code pénal de 1994 les considère dorénavant comme des atteintes aux personnes, et non plus à la morale. Mais il faudra du temps pour que les services de police et les individus qui les représentent intègrent ces changements, certains décidant par exemple de faire fi du code pénal qui considère la fellation comme un viol. En plus du traumatisme lié à l'agression, les victimes ont ainsi subi un manque de transparence et de clarté (l'absence totale d'information aux victimes sur le suivi de leurs plaintes leur donnant le sentiment de n'avoir été ni écoutées, ni respectées) et la suspicion pesant sur leurs témoignages, symptômes des maladresses d'une police mal formée sur ces sujets et souvent gangrenée par un sexisme destructeur.
Ces inconséquences, ce manque d'écoute et de soutien, cette remise en cause de la gravité des faits, ont renforcé le poids des souffrances qui les ont suivis, dont
Alice Géraud prend soin de mentionner les manifestations : accès de violence envers soi-même, culpabilité, anorexie, perte du sommeil, tentatives de suicides, dépressions, scolarité interrompues ou complètement déviées… certaines n'ont plus pu dormir sans un couteau sous leur oreiller ; d'autres n'ont plus jamais porté d'écharpe ou de col roulé (le "violeur de la Sambre" avait pour habitude de neutraliser ses victimes en leur serrant le cou).
"Je découvre des biographies sculptées par la peur. Des existences contrariées qui, comme l'explique Émilie, repoussent ensuite tordus pour trouver la lumière."
Pendant ce temps Dino Scala se marie à plusieurs reprises, a des enfants, et ses entrées dans un commissariat dont il connaît l'un des employés (il joue au foot avec lui).
Il y aura bien eu, au fil de cette très longue série macabre, quelques figures dont l'humanité et l'intelligence nous incitent à ne pas désespérer totalement : une minutieuse archiviste de la PJ de Lille ayant fait des rapprochements entre les diverses affaires ; une juge qui intègre des entretiens avec un psychologue dans le processus de l'enquête, permettant pour la première fois de poser noir sur blanc le retentissement du viol sur les victimes ; un inspecteur pugnace surnommé le Grincheux qui, en 1996, fait avancer l'enquête… Mais ils ne resteront jamais suffisamment longtemps en poste ou affectés à l'affaire pour que leurs efforts aboutissent.
L'affaire du violeur de la Sambre est ainsi l'histoire de l'échec d'un système et d'une société que viennent enfin enrayer une magistrate, une élue et un policier opposant leur résistance à la force d'inertie du système… on est alors en 2020.
J'ai dévoré le récit d'
Alice Géraud en une journée, tant il m'a passionnée. Je l'ai trouvé à la fois incroyable, révoltant, et vraiment touchant par le regard que l'auteure porte sur ces femmes, auxquelles elle redonne un nom et une histoire.
Lien :
https://bookin-ingannmic.blo..