AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
>

Critique de berni_29


C'est un morceau de territoire suspendu presque entre terre et ciel, certains appelleraient cela un hameau. Ce n'est pas encore la montagne mais elle n'est guère loin dans le paysage. L'ombre des monts de Lure protège ce petite village de Provence, mais le protège de quoi ? du soleil ? du vent ? de l'ennui ? de la fatalité ? du malheur du monde ?
Ce hameau s'appelle les Bastides Blanches, à mi-chemin entre la plaine et le grand désert lavandier. Quatre maisons forment ce hameau, faisant cercle autour d'une fontaine, émergeant parmi les blés drus. Il est entouré de collines où les genévriers parfument l'air du soir.
C'est un endroit qui ressemble à une carte postale champêtre, une image idyllique et fleurie de Provence.
Une douzaine de personnes compose les habitants de ce hameau. Les hommes sont des paysans. Ils vivent de la terre, entre bêtes et plantes. C'est une petite communauté de femmes et d'hommes en harmonie avec le paysage.
Le plus vieux d'entre eux s'appelle Janet. Il doit avoir dans les quatre-vingts ans. C'est un homme proche de la nature, secret, taiseux. Il est désormais paralysé, alité près de l'âtre.
Et voici que le vieux Janet se met à parler ou plutôt à déparler, et oui ! j'ai adoré ce verbe, déparler, voilà il se met à divaguer, à parler dans tous les sens, ses mots ne semblent avoir de sens que pour lui...
Le médecin est très pessimiste et ne lui donne que quelques jours à vivre.
Et c'est à partir de ce moment-là que les choses vont changer au hameau des Bastides Blanches et tout autour, dans les collines gorgées de vents, enivrées de genévriers et de vols de corbeaux.
Le paysage va être l'objet de phénomènes inhabituels, pour ne pas dire surnaturels et les habitants en seront les témoins tout d'abord ahuris... Un sanglier qui s'échappe sous la traque des chasseurs, un chat noir qui apparaît, la fontaine du hameau qui se tarit, la petite Marie qui tombe malade. Les habitants commencent à s'affoler, à devenir presque aussi fous que Gagou l'innocent du village...
Le vieux parle, déparle, évoque l'âme de la colline, évoque le mal qui lui est fait, s'amuse presque devant l'affolement autour de lui...
C'est comme si brusquement des forces souterraines s'éveillaient sous la terre, comme si la colline révélait une sourde colère, une méchanceté prête à se retourner contre les femmes et les hommes de ce village... Comme s'ils devaient expier quelque chose... Mais ils ne comprennent pas ce qu'ils font de mal aux plantes et aux bêtes... Qui a-t-il de mal à pourchasser un sanglier qui va vous offrir une viande succulente ? Qui a-t-il de mal à trancher au couteau la tête de ce maudit lézard qui vous escagasse durant votre sieste ? Et la terre, quoi de plus naturel que de la fendre, la remuer, la fatiguer jusqu'à satiété pour qu'elle vous livre son dû... ?
Alors, le vieux Janet qu'on trouvait plutôt attachant, bon bougre jusqu'ici, ancêtre respecté du village, ne serait-il pas la cause de toute cette malédiction ? L'atmosphère devient brusquement étouffante et menaçante.
Ce court texte mais très dense s'appelle Colline, premier roman de Jean Giono. J'ai aimé sa force souterraine, son propos incisif, son écriture qui est sans répit, rythmée par la beauté de la nature et la superstition des personnages. J'ai aimé cette tension palpable qui gonfle au fil des pages... J'ai aimé ce retournement des choses, quand Giono renverse la table où gisaient les pages comme un ruisseau, renverse le paysage, le retourne comme une chaussette, dévoile l'envers des choses...
Les mots de Giono brusquement deviennent comme les serpents dans les doigts gourds du vieux Janet, s'enroulent autour de notre imaginaire, on se plaît à croire à cette histoire, à plaider pour la cause de cette colline outragée par les coups de pioches et de faux, par l'irrespect des hommes...
C'est cocasse, sensuel, pathétique et cruel... Cela ressemble à une chronique fraternelle et champêtre qui basculerait brusquement dans une sorte de conte gothique, délivrant le cri de la terre et des plantes comme un message d'une terrible modernité.
Ah! Je ne résiste au plaisir de vous partager ce cri du désespoir lancé par un des paysans du hameau : "- Salope, dit-il en tombant, et il bat férocement la colline de ses poings."
La langue est poétique, elle est venue couler sous mes yeux comme l'eau d'une fontaine au milieu d'un village, j'entends le murmure de son écho, c'est peut-être le bruit du vent qui s'immisce dans l'échancrure des chênes ou bien dans le corsage de l'Ulalie... Mais voilà que je déparle à mon tour...
Commenter  J’apprécie          6835



Ont apprécié cette critique (64)voir plus




{* *}