En termes plus généraux, dans la cadre précis d'une société déterminée et pour une période également déterminée, la notion de légitimité ne correspond à rien d'autre qu'à la reconnaissance spontanée de l'ordre établi, qu'à l'acceptation naturelle, non pas obligatoirement des décisions de ceux qui gouvernent, mais des principes en vertu desquels ils gouvernent. Tout pouvoir peut en fin de compte apparaître comme légitime lorsque, pour la grande masse de l'opinion et dans le secret des esprits et des cœurs, le maintien des institutions en place est reconnu comme une évidence factuelle, échappant à toute contestation, à l'abri de toute remise en cause.
Mais il n'est guère aujourd'hui de famille politique qui ne trouve toujours nécessaire, lorsqu'il s'agit d'affirmer sa légitimité ou d'assurer sa continuité, de faire appel à l'exemple et aux leçons d'un certain nombre de "grands ancêtres" sacralisés par la légende. C'est au nom de la fidélité aux messages qu'ils ont dictés, de la conformité aux principes qu'ils ont posés ou aux institutions qu'ils ont fondées que l'on entend répondre aux interpellations et aux défis du présent. Uniformisées dans un même type de représentation, la tête haute et grave, le front serein, le regard assuré, les mains posées sur les textes qui assurent la pérennité de leur gloire, leurs images encombrent tous les carrefours de notre histoire.
L'étude de ce que l'on désigne habituellement du terme ambigu
d'histoire des idées politiques n'a cessé de susciter, et depuis
plusieurs générations, de belles et fortes œuvres. Au-delà de leur
diversité, au-delà des systèmes de valeurs, de références et d'interprétations
auxquelles elles se rattachent, celles-ci présentent cependant constante : une défiance obstinée à l'égard de l'imaginaire. A quelques exceptions près, et ces exceptions sont récentes, toutes tendent à restreindre leur exploration au seul domaine de la pensée organisée, rationnellement construite, Iogiquement conduite. Héritage sans doute de cette primauté accordée
au rationnel, depuis près de trois siècles, par la civilisation de
l'Occident: c'est dans le seul cadre de l'affrontement des doctrines,
de l'entrecroisement ou du heurt des « systèmes de pensée »
que sont perçus et appréhendés les grands débats où se sont
trouvées historiquement confrontées les visions opposées du destin
des Cités.
Paradoxalement, le mythe du Complot tend ainsi à remplir une fonction sociale d'importance non négligeable, et qui est de l'ordre de l'explication. Explication d'autant plus convaincante qu'elle se veut totale et d'une exemplaire clarté : tous les faits, quelque soit l'ordre dont ils relèvent, se trouve ramenés, par une logique apparemment inflexible, à une même et unique causalité, à la fois élémentaire et toute puissante.
Tout se passe en d'autres termes comme si une grille interprétative se trouvait établie dans laquelle se verrait inséré l'ensemble des événements du temps présent, y compris bien entendu les plus déroutants et les plus angoissants. Par là même l'inconnu infiniment redoutable des questions sans réponse cède devant un système organisé d'évidences nouvelles. Le destin redevient inéligible; une certaine forme de rationalité, à tout le moins de cohérence, tend à se rétablir dans le cours déconcertant des choses...