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Critique de Nastasia-B


Ne vous êtes-vous jamais arrêtés quelques instants devant ces centres sociaux, annexes de MJC, locaux miteux d'une amicale ou d'un foyer quelconque loin des centres villes, où gravite dans l'oisiveté et l'hébétude tout un assortiment de pochetrons, clochards, femmes à la voix forte et au visage marqué, ex-taulards, jeunes ferments de délinquance sans repères et déscolarisés depuis toujours, naufragés SDF en déshérence, drogués en éternelle pseudo rémission, où l'on entend ces pauvres diables se quereller pour une cigarette ou un fond de bouteille à l'hygiène discutable, se bastonner pour un mot mal dit ou mal perçu, rire grassement à une blague au goût douteux, refaire le monde et la politique avec parfois une étonnante lucidité et force jurons, où l'on voit des vêtements de sport à l'ancienne mode, des bouches édentées, des cheveux hirsutes, des rides profondes, des rougeurs faciales inaccoutumées avec une odeur aussi prégnante et tenace que la misère et, non loin, parfois même au milieu d'eux, un cimetière de canettes de bières jonchées ou fracassées auréolé d'une grosse flaque d'urine ?

Et bien « Les bas-fonds » de Maxime Gorki, c'est ça ! Il nous raconte avec un saisissant réalisme cette ambiance-là. Ce n'est donc pas forcément hyper sexy à lire car c'est intriqué, c'est dérangeant, car une part de nous-même s'y sent mal à l'aise, s'y sent responsable de quelque chose. On sait bien qu'on a tous détourné la tête en passant devant ces repaires peu engageants et fermé les yeux sur le drame humain qui se joue là, tout près de nous.

On est plongé au milieu de ce brouhaha, de ce va-et-vient incessant au fond de cette tanière, de cette misère criante, financière et morale, de cette violence et rudesse tant verbale que sentimentale. Quand on n'a pas le sou, la considération ni le moindre espoir à l'horizon, on est trop bas pour l'empathie, trop bas pour pouvoir encore s'apitoyer sur celle qui meurt auprès de vous, à une longueur de bras.

Gorki nous sert des femmes, tour à tour ou tout en même temps, battues, mourantes, jalouses, aigres plus que douces, désespérées malgré leur jeunesse ; des hommes jeunes ou vieux, abîmés par l'alcool et la promiscuité, rendus mesquins, mauvais ou insensibles par l'âpreté de leur existence, déchus pour certains, l'un est un ancien acteur, l'autre un ancien baron, d'autres sont d'anciens prisonniers, tous naufragés au creux de cet asile de fortune qui termine de leur écumer leurs derniers kopecks comme leurs ultimes espérances.

Au milieu de cette vie présentée comme un corridor sombre et sans issue d'où la mort seule peut représenter une perspective d'arrêt de la souffrance, le personnage de Louka, sorte de vieux vagabond à tendance messianique représente encore la seule partie comestible derrière tous ces fruits pourris de l'humanité. Dans son sillage, il plante quelques graines fécondes, mais arriveront-elles à germer parmi toutes ces mauvaises herbes ? Combien de temps les semences résisteront-elles aux intempéries ?

Ils vont, ils viennent, comme la marée, au milieu des petits drames minuscules du quotidien, de temps à autres, c'est la vive-eau, l'amplitude du drame est supérieure, quelqu'un y aura sûrement laissé sa vie, personne ne le pleurera, on y pensera encore quelques jours, puis on boira beaucoup de vodka pour oublier, puis, la vodka aidant, on se chamaillera, de nouveaux petits drames se produiront, jusqu'au prochain gros…

On peut penser sans crainte que l'auteur, pour écrire cette pièce, s'est fortement inspiré de la pièce en un acte d'Anton Tchékhov intitulée Sur La Grand-Route. La filiation semble tout à fait évidente et Gorki reprend et enrichit le jeune plan que Tchékhov a semé.

Il y a également dans cette pièce un fort relent de l'Assommoir. Tandis qu'Émile Zola s'attachait à montrer la lente et inéluctable descente aux enfers de Gervaise et de ses proches, Maxime Gorki, lui, nous les montre tous au dernier stade de cette descente, avec tous des parcours divers mais ayant en commun un obstacle qui les a fait trébucher et la vie s'est occupée à les empêcher de se relever.

Pourtant, comme pour la Gervaise Coupeau de l'Assommoir, on sent qu'il s'en faudrait parfois d'un cheveu pour que les êtres dévoyés retournent sur leurs rails, un coup de pouce un peu plus appuyé ou qui viendrait au bon moment, mais non, rien n'y fait, on reste dans les bas-fonds, englué, à patauger dans la fange jusqu'à l'ultime soupir.

Cette oeuvre est forte et bien écrite et il faut saluer la prouesse de traduction de Génia Cannac qui parvient à restituer toute sa force et sa verdeur au texte en français. J'ai seulement souffert à la lecture du grand nombre de personnages avec des interventions brèves, croisées et multiples qui obligent à tout de même se cramponner durant au moins les deux premiers actes.

C'est pourquoi j'en viens à penser que c'est une pièce probablement beaucoup plus sympa à voir qu'à lire, un discours que je ne tiens pas souvent, vous me l'accorderez. C'est normal, me direz-vous, puisque c'est l'essence même du théâtre et qu'elle a justement été écrite pour être montée sur scène (d'ailleurs j'ai maintenant très envie de voir cette pièce).

Néanmoins c'est sur le livre que je poste un avis et donc les sensations de lecture comptent également, même si j'ai bien conscience que ce n'est là que mon avis, lui aussi proche des bas-fonds, c'est-à-dire, pas grand-chose.
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