Siècle bleu, tome 2 : Ombres et Lumières

Dans sa rêverie, le ciel noir s'illumina soudain. Les étoiles disparurent. Les cimes des montagnes qui bordaient le plateau se dessinèrent très nettement, comme éclairées par l'arrière. La lueur se fit de plus en plus intense et, tel un tsunami, elle submergea les crêtes pour déferler dans la plaine. Lucy se protégea les yeux. Elle ne rêvait plus. Le plateau entier était inondé de cette lumière surpuissante.
Elle regarda en direction de la voiture. Abel était sorti. Elle vers lui en se protégeant instinctivement le visage. Les yeux de son mari s'étaient transformés. Il fixait cette lumière comme un enfant qui défie le soleil.
Puis l'intensité de la lueur baissa. Alors seulement, ils virent la Chose apparaître dans le ciel devenu rose. Une méduse. Une immense méduse violacée qui s'élevait, au loin, derrière les montagnes, et qui traînait sous elle des tentacules effrayants.
L'avènement du Siècle bleu serait plus difficile que prévu.

Elle songea ensuite au monde dans lequel cet enfant verrait le jour. S'ils échouaient, c'était l'enfer assuré. S'ils réussissaient, tout était permis. Elle pensa aussi à la joie qu'aurait son mari en apprenant la nouvelle. Il lui avait toujours dit qu'ils n'auraient des enfants que lorsque le monde irait mieux. Quelques mois auparavant, ils avaient finalement décidé d'essayer. Abel avait réussi à se convaincre que c'était un pari sur l'avenir. Que c'était une façon de conjurer le mauvais sort et d'affirmer sa croyance en la capacite de l'homme à s'en sortir.

Il n'y a pas d'un côté des hommes bons et de l'autre des mauvais. Il y a juste des êtres vulnérables assaillis constamment par des forces prédatrices. Certains parviennent à tenir grâce à leur force de caractère, leurs valeurs ou leur environnement social et familial, d'autres succombent. Comme nous le disait le dissident soviétique Alexandre Soljenitsyne, "j'ai découvert que la ligne de partage entre le bien et le mal ne sépare ni les États ni les classes ni les partis, mais qu'elle traverse le cœur de chaque homme et de toute l'humanité". C'est à ce niveau-là qu'il faut agir. Tout au long de notre vie, nous serons tentés de céder aux forces prédatrices. Cette tentation sera d'autant plus grande que d'autres autour de nous auront fait ce choix. C'est ce que nous observons à l'époque actuelle.

Le glissement s'opère souvent de façon anodine. Un geste, une parole, et nous voilà entraînés sur une pente qui peut conduire en enfer. Ces instants de la vie où tout bascule sont imperceptibles. Face à un être en danger, par exemple, on peut rester indifférent et passer son chemin. On peut aussi se montrer courageux et intervenir. La première attitude est un pas vers la compromission et la monstruosité. L'autre est un acte d'héroïsme ordinaire. Face à des situations très graves, l'héroïsme individuel n'est parfois pas efficace et peut conduire à une mort inutile. Pour résister, il n'y a alors qu'une seule solution: se grouper et faire front ensemble. C'est la stratégie du trou- peau face aux félins, du banc de poissons face aux prédateurs marins. Même s'il peut y avoir des pertes, le groupe demeure dans sa globalité. Unissez-vous par petits groupes et vous verrez que les choses changeront, sans violence nécessaire. Un banc de poissons n'est pas agressif, il est juste insaisissable.