Citations sur Maîtres et Esclaves (80)
Il n’était jamais sûr du grade des militaires qu’il portraiturait. La Révolution culturelle avait éradiqué les signes extérieurs de hiérarchie. Plus personne ne portait de galons. Et il fallait prêter une attention particulière au nombre de poches des vareuses kaki. Deux poches : un rien-du-tout. Quatre poches : un général.
Kewei, quinze heures par jour, plongeait dans sa peinture aux exhalaisons puissantes. Il ruminait les critiques acerbes de son maître. Lorsqu'il allait enfin se coucher , l'odeur de la peinture l'accompagnait. Il lui semblait que ses cheveux étaient devenus des poils de pinceau. Qu'il était tout entier un manche douloureux. (p. 145)
... il faut maîtriser, dans la peinture traditionnelle chinoise, l’art d’écrire, avant celui de peindre. La peinture traditionnelle chinoise est l’acte d’un lettré, capable de lui donner par le Verbe la résonance longue d’un monde en creux.
L’histoire de la peinture traditionnelle chinoise est celle d’une expédition sans fin. Ses Argonautes — les peintres — ont bien la carte des océans. Mais ils ne font pas confiance à la mer. Ils doutent que la carte recense correctement les écueils et, partant, s’en remettent aux étoiles et à la navigation à vue. Ils passent ainsi leur vie à explorer un thème infiniment réducteur — pour atteindre, par ce prisme, une portion d’universalité. Au travers de leurs petits riens, ils donnent à voir l’ineffable Tout. Il est ainsi des maîtres des paysages, des bambous, des litchis, des crevettes. Le sujet est pour eux la fin et le moyen.
Jiang, en se rasant, sifflait entre ses dents. « Sans le Parti communiste, il n’y aurait pas de Nouvelle Chine… » Jiang n’avait pas grand-chose à raser. Mais il s’imposait un visage parfaitement glabre. Le visage du progrès.
Botoxée à l’économie de marché, la Chine avait une mine resplendissante. Monstrueuse, elle avait su se réinventer, jusqu’à se nier en apparence. La dialectique, habilement manipulée, lui avait permis de dire tout et son contraire. La raison pure sait se fortifier des contradictions. Et l’impossible devient. Comme dans un rêve...
La symétrie fascine l’œil et endort l’esprit. C’est pourquoi les régimes totalitaires adorent la symétrie.
Mao était déjà sorti se promener dans la cour du restaurant. D’autres secrétaires de comité, dont Zhou Lin, venu du Guizhou, formaient autour du Président une nuée de papillons nocturnes attirés par la lumière. On allumait les lanternes sur leur chemin. La lune crémeuse s’accrochait au ciel du bout des ongles.
Une sueur froide parcourut son échine. Il suivit le mouvement et se joignit au cortège. Dans les pays vraiment révolutionnaires, vraiment égalitaires, la hiérarchie saute toujours aux yeux. (p. 274)
Kewei, dans Pékin, vaquait désormais avec l'assurance de qui est devenu intouchable. Du statut d'exécutant, il avait accédé à celui de mandataire. Il avait partout l'illusion de s'être extirpé de sa condition de subalterne. Et partout, il le montrait... Sommes-nous maîtres de nos destins, esclaves de nos egos ? Maîtres de nos rêves, esclaves de ce qui les concrétise ?
Le printemps ne réchauffait pas encore le monde dans ses paumes que Kewei, dans la foulée de son acceptation au Parti, intégrait déjà le département de la Propagande. (...) mais ici, on ne peignait pas. On décidait ce qu'il fallait peindre. Ici, on gouvernait l'art. (p. 299)