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Critique de jongorenard


"Matrix" est une fascinante fiction historique qui raconte la possible vie de Marie de France, une poétesse d'expression française de la fin du XIIe siècle que je ne connaissais pas. Je me risquerais à ajouter que moins on connaît Marie de France et s'intéresse à ses écrits, moins on s'expose à être déçu par ce livre, car les références à son travail de poète sont rares et fugaces. Au lieu de cela, le roman suppose que Marie était aussi, comme le pensent certains historiens, abbesse et demi-soeur mystique du roi Henri II Plantagenêt et d'Aliénor d'Aquitaine. La Marie de Lauren Groff est une femme géante et disgracieuse, mais brillante. Considérant cette bâtarde de sang royal fruit d'un viol comme impossible à marier, Aliénor d'Aquitaine l'a envoyée loin de la cour pour être prieure dans une abbaye anglaise « sombre et misérable » où les soeurs subissent la « malemort ». Après avoir surmonté la douleur de son exil, Marie décide d'utiliser ses compétences pour redonner puissance et éclat à l'abbaye et en faire un lieu prospère. le roman se déroule sur une cinquantaine d'années au cours desquelles Marie devient abbesse, accumule de plus en plus de pouvoir et d'influence en Angleterre et utilise ce pouvoir pour tenter d'améliorer la vie des soeurs en les protégeant autant que possible de la violence des hommes.
"Matrix" est un roman étonnant dont l'un des aspects les plus curieux est justement l'absence d'hommes dans la narration. le livre parle du pouvoir des femmes et de la féminité, de l'amour qu'elles peuvent nourrir les unes pour les autres, de leur épanouissement une fois libérées des hommes et des attentes de la société. Ce récit est évidemment la vision d'une utopie féminine joyeusement homosexuelle, même si Marie utilise des méthodes de plus en plus viriles pour obtenir et garder le contrôle de son paradis visionnaire. Néanmoins, le récit offre l'occasion de réfléchir à la manière dont les femmes peuvent survivre et s'épanouir dans un monde de plus en plus violent et irrationnel.
Un autre élément du roman qui m'a plu et surpris est la façon dont la mission de Marie acquiert une sorte de sainteté qui lui revient sous forme de visions étonnantes. Arrivant à l'abbaye comme prieure, Marie semble dépourvue de vocation religieuse, mais gagne au fil du récit en ferveur et en dévotion. L'authenticité de ses apparitions de la Vierge reste ambiguë. Cherche-t-elle à contrôler ses soeurs ou est-elle réellement une mystique dont les visions sont inspirées par le Ciel ? Quoi qu'il en soit, sa détermination (ou son orgueil) à créer un sanctuaire pour les femmes, hors de portée des hommes, ne fait aucun doute. Son geste le plus provocateur consiste à créer autour de l'abbaye un vaste labyrinthe, une structure dont l'aura spirituelle camoufle presque sa fonction défensive.
J'ai apprécié également dans ce livre l'écriture sensuelle et énergique de Lauren Groff, la précision avec laquelle elle dépeint l'isolement monastique, les nombreuses maladies soudaines, le dénuement et la mort. Je tiens à souligner l'excellent travail de traduction de Carine Chichereau. Marie, l'héroïne, est féroce et formidable, redoutablement incarnée et le monde dans lequel elle vit avec ses odeurs, ses douleurs ou ses plaisirs finement décrit. Lauren Groff nous y sert de guide et sait parfaitement doser ce qu'il faut dire et ce qu'il faut taire. J'ai été étonné de constater le peu d'encre qu'elle verse par exemple pour brosser le contexte politique de l'époque. Les détails concernant la cour du roi Henri II sont omis. Ce que vous savez déjà d'Aliénor d'Aquitaine ou de la deuxième croisade (probablement peu de choses) ne sera guère amendé par la lecture de "Matrix". Mais le récit qui est le fruit d'une recherche historique approfondie m'a rappelé que je n'aurais probablement pas eu une grande espérance de vie à pareille époque.
À présent que nous sortons de périodes de quarantaine et de distanciation sociale, la lecture de ce nouveau roman de Lauren Groff sur la vie recluse d'une abbaye du XIIe siècle semble tout à fait opportune.
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