Oh Marie, si tu savais…
(tous ces mâles, que l'on effraie).
Exemple type de la « connue-méconnue »,
Marie de France est généralement considérée comme la première écrivaine française, précurseure de toutes nos auteures. Et paradoxalement, c'est une Américaine qui s'y colle pour nous livrer sa bio.
Enfin bio… Dans
Matrix - traduit par
Carine Chichereau -
Lauren Groff nous propose plutôt le récit romancé de la vie incroyable de Marie, bâtarde royale née au XIIe siècle et élevée dans la province du Maine. Chassée de chez elle puis de la cour d'Angleterre par la reine Aliénor, elle échoue dans une abbaye ang
laise dont elle devient prieure puis abbesse.
D'abord meurtrie d'être dé
laissée par Aliénor dans un domaine où ne règne que la misère, la malefaim et la maltraitance, Marie accepte son sort et entreprend de redresser son abbaye : récupération des loyers impayés, mise au pas des fermiers récalcitrants, ambitieuses plantations et indépendance revendiquée.
Ni belle, ni laide, Marie en impose par son physique hors norme : « Elle était si grande que c'en était obscène. Trois têtes de plus qu'une femme normale, le sommet du crâne frôlant les poutres, tout en jambes comme un héron ».
Passant de vingt à une centaine de nonnes autant dévolues au travail de bâtisseuses qu'à la prière, l'abbaye de Marie va devenir un symbole de prospérité en Angleterre, suscitant la jalousie des hommes et la méfiance des hautes autorités ecclésiastiques.
« Car il m'avait été révélé que cette abbaye de saintes femmes est l'un des sept piliers du genre humain érigés pour garder les bêtes de l'Apocalypse, furieuses, violentes, grinçantes et barbues, loin des agneaux de dieu ».
Mais ce n'est pas la gloire que recherche Marie ; plutôt l'approche de l'esprit de la Règle de son ordre : autosuffisance et dévotion. Deux principes dont l'interprétation va la conduire à isoler sa gynécée monacale jusque dans la pratique religieuse, forgeant peu à peu la
matrix qui protège et développera ses soeurs.
En proie à des visions régulières, Marie n'a de cesse que de les écrire, produisant des
lais dont la renommée traversera les siècles. Mais davantage que sur l'auteure et ses écrits, c'est bien sur la femme que choisit de s'attarder
Lauren Groff.
Centré sur Marie,
Matrix est en effet un livre de femmes, sans hommes ou presque. Une ode à la sororité avant l'heure, qui absout le péché d'Eve pour mieux l'unir à la Vierge en un symbole de l'indispensable indépendance des femmes à travers les âges.
Tour à tour apaisante, violente, juste, punitive, saphique, aspirante à la sainteté ou sorceresse, dans le doute ou inspirée, Marie lutte contre l'époque qui veut que « les femmes sont le sexe le plus fragile et le plus entaché de péché. Faible et corrompu ».
Un livre ambitieux donc, mais qui m'aura
laissé sur ma faim, trop souvent à cheval entre la restitution du contexte historique, le récit biographique et la mission autoproclamée de Marie, dans un équilibre qui ne se trouve pas et un manque de souffle épique que j'attendais plus soutenu.
Reste une lecture agréable et particulièrement instructive, ou même Rouen, « cité soupçonneuse, bossue, concupiscente », trouve sa place (rien n'a changé…). Et si ce premier rendez-vous avec
Lauren Groff est un peu manqué, je vais bien entendu persister :
Arcadia m'attend !