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Citations sur La Créativité de la crise (7)

Le sociologue Edgar Morin, inventeur en 1976 du terme « crisologie », souligne volontiers que « les crises génèrent des forces créatrices ». Le rapport entre crise et création serait alors plus complexe qu’il ne semblait au premier abord. Au-delà d’une banale affirmation du caractère fécond des crises, dans la pensée systémique de Morin, la crise met en œuvre à la fois désorganisation et réorganisation : « Toute désorganisation accrue porte effectivement en elle le risque de mort, mais aussi la chance d’une nouvelle réorganisation, d’une création, d’un dépassement. Comme l’a dit McLuhan, breakdown is a potential breakthrough. » C’est dire une fois encore que l’effondrement (breakdown) peut engendrer bien des percées créatrices (breakthrough). Ne nous hâtons pas toutefois d’y voir un nouvel avatar de la notion de « destruction créatrice » défendue par l’économiste Joseph Schumpeter. L’analyse d’Edgar Morin, rejoint par bien d’autres penseurs, ouvre plutôt sur un autre type de constat, celui d’une crise actuelle engendrée par la perte de foi dans un progrès supposé apporter le bien-être à l’ensemble de l’humanité conformément à l’idéal de la philosophie européenne des Lumières. Nous avons longtemps cru, souligne-t-il, que la science, la technique, l’économie pouvaient résoudre les grands problèmes du monde. Or, en dépit de bénéfices indéniables, les prétendus« effets secondaires » sont en fait cataclysmiques et les potentielles « victimes collatérales » se comptent par millions. Dans ce modèle, la crise est d’abord le signe d’une désillusion face à la promesse d’un développement progressif illimité. Cela ne marche pas ou cela ne marche plus, le moteur s’est enrayé, survient le scepticisme quant à l’ouverture promise d’un avenir radieux. La ritournelle déprimée : « c’était mieux avant ! » signe l’effondrement de nos espoirs dans le futur. La nostalgie du passé recouvre alors une plainte douloureuse : je n’ai plus d’avenir ; devant moi, il n’y a rien (no future, comme disaient les punks, au siècle dernier). La dépression, suggère Freud, est une maladie du temps.

Crise de la créativité
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Pour Freud, on le sait, loin d’être un raté seulement, le lapsus est une réussite de l’inconscient. Quelque chose là, est parvenu à franchir la frontière du refoulement, à percer la censure et à se dire : processus actif et non simple échec. Rater est une forme incontestable de création, pour Beckett aussi qui connaît parfaitement la leçon freudienne : c’est avec ce ratage qu’on écrit. C’est cela qu’il découvre un jour, son « illumination » comme il dit, qu’on écrit avec son idiotie, sa bêtise, son incapacité à écrire. Bien écrire est à la portée de n’importe quel bon élève (les Belles Lettres, l’Académie). Mal écrire est autrement plus difficile. Autrement dit, on n’écrit pas contre le ratage. On écrit, on crée avec le ratage. Là encore, le ratage, n’est pas un état mais un processus, une dynamique. Le ratage beckettien est une énergie créative, un déséquilibre en acte. Il faut en effet distinguer deux choses : l’échec qui est un résultat et le ratage qui est un acte, un processus mis à l’œuvre. L’échec répété est signe de névrose. Freud nomme « compulsion de répétition » cette énergie quasi diabolique au service de la pulsion de mort qui nous pousse à reproduire inlassablement les mêmes échecs (tomber toujours amoureux du même type de partenaire qui nous détruit, retomber sans arrêt dans les mêmes ornières). Les psychanalystes savent quelle extraordinaire énergie certains sujets mettent à échouer, à s’empêcher d’avancer, de réussir, de vivre, de créer. Quelle que soit son extraordinaire vigueur, cette énergie est bien du côté de l’arrêt, de la stagnation. La dynamique du ratage, au contraire, au sens de la créativité de la crise, est tout autre chose. Il ne s’agit pas du tout d’un simple renversement dialectique. On ne voit guère pour quelle raison l’échec se renverserait en succès un beau jour, on ne sait trop par quel mécanisme simplement inversé. Le ratage (c’est ce que découvrent Artaud ou Beckett, entre autres) est un processus créateur qui nous oblige à revoir nos catégories trop simples de succès et d’échec. Comme l’échec, le succès est un arrêt, c’est une stase ; un résultat, si l’on veut. C’est pour cela qu’il est aussi décevant parfois, de réussir. Le succès n’enclenche rien et si certains s’effondrent devant le succès ou après le succès (après un examen réussi, par exemple), c’est parce que le succès, comme stase, marque un arrêt. Un but a été atteint... et après ? La dynamique est morte si l’on n’est pas capable de retrouver, avant cette stase du succès (le résultat atteint) la dynamique qui le portait et qui le dépassait.

Créativité de la crise
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Que faut-il entendre finalement dans ce terme si érodé de « crise » ou plutôt comment en réactiver l’écoute tant son pouvoir d’inquiétude semble émoussé, comme si la crise, au vu de la liste sans fin ressassée des bouleversements annoncés, était devenue notre horizon quotidien ? Mondiale, écologique, crise des repères, de la famille, du politique, crise du sens... On n’en finit plus de réciter la litanie de ses formes diverses. Retenons pour l’instant cette définition : la crise est séparation, rupture d’équilibre. Déjà, dans la médecine hippocratique en Grèce antique, la crise (krisis) désigne la phase cruciale d’évolution d’une maladie vers l’aggravation ou la guérison, le moment où l’équilibre bascule sans qu’on discerne encore dans quel sens : moment décisif d’incertitude. Le terme est apparenté à kritikos (capable de discernement), dérivé du verbe krinein (séparer, choisir, décider). En ce sens, la crise renvoie à la critique : discerner la maladie, décider du traitement. Pourrait-on pourtant imaginer une crise indéfiniment maintenue, sans résolution ni dénouement ? Une crise qui ne se refermerait pas sur une décision ?

Créativité de la crise
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Et de même, dix ans plus tard, le Théâtre de la Cruauté est un théâtre de la crise, poursuivant l’exploration des mêmes déchirements, inventant des déséquilibres tendus. Lors de la conférence « Le théâtre et la peste » qu’Artaud donne à la Sorbonne en 1933 – date critique s’il en fut dans l’histoire –, il déclame avec une éloquence hallucinée sa théorie d’un théâtre organique rejouant les ravages de la peste. Qu’est-ce que la peste ? « Un mal qui creuse l’organisme et la vie jusqu’au déchirement et jusqu’au spasme. » En ce sens le théâtre comme la peste « est une crise qui se dénoue par la mort ou par la guérison4 ». Artaud, remarquons-le au passage, n’est guère doué pour la guérison... Et comment le théâtre pourrait-il être à la hauteur du désastre qui menace d’affecter toute la société ? Lui, croit à la force de la magie théâtrale et à ses exorcismes. 1933 : montée des fascismes partout en Europe ; en Allemagne, Hitler est nommé chancelier. Parmi bien d’autres, le philosophe Edmund Husserl se voit exclu de toute activité académique en vertu de la législation antisémite. En 1935 à Vienne il prononce une conférence intitulée « La Crise de l’humanité européenne et la philosophie » dans laquelle il analyse la crise éthico-politique qui traverse l’Europe comme une crise profonde de la raison. Partout, souligne-t-il, s’accumulent « des symptômes innombrables de désagrégation de la vie » (« cet effondrement généralisé de la vie », disait Artaud). Face à cette menace de « la chute dans l’hostilité à l’esprit et dans la barbarie », Husserl en appelle à « un héroïsme de la raison » qui refonderait une communauté des philosophes5. L’héroïsme de la raison tout comme les exorcismes d’Artaud s’avéreront d’une désolante impuissance. Le balancier est retombé du côté de la mort.

Créativité de la crise
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Un peu comme chez Beckett : quel sens avait tout cela finalement, cette attente en vain, ce somnolant va-et-vient de berceuse, cette errance obstinée, ces amours impossibles, ce Purgatoire qui s’étire à l’infini ? Gardons-nous de tout refermer immédiatement dans ce mot trop simple d’« absurde ». Poursuivez la quête, continuez à rater le sens, ratez mieux, répète Beckett. Ceci n’est pas un examen ; il n’y a ni gagnant ni perdant, ni Salut ni damnation. Et si l’on tombe, c’est souvent drôle : enfin un événement ! On tombe comme tombent les dés et les mots : le ratage est une expérimentation créatrice.

Créativité de la crise
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De façon remarquable, Le Gai Savoir exemplifie cette singulière écriture nietzschéenne qui combine l’aphorisme et le style poétique. Même si l’aphorisme n’est pas nouveau chez lui (on le trouve déjà dans Humain trop humain en 1878 et dans Aurore en 1881), il met ici littéralement en acte la défaillance, la crise de la pensée. Deleuze, dans le petit livre sur Nietzsche qu’il publie en 1965, choisit d’ouvrir la présentation du philosophe par ces quelques lignes qui mettent en exergue l’aphorisme nietzschéen : « Nietzsche intègre à la philosophie deux moyens d’expression, l’aphorisme et le poème. Ces formes mêmes impliquent une nouvelle conception de la philosophie, une nouvelle image du penseur et de la pensée. À l’idéal de la connaissance, à la découverte du vrai, Nietzsche substitue l’interprétation et l’évaluation19. » L’aphorisme en effet est constamment mis au service des ruptures logiques de raisonnement, des chausse-trapes où le lecteur est invité à tomber s’il s’attend à suivre paisiblement le fil logique d’une argumentation. L’aphorisme est une puissance d’erreur et d’errance, une force de ratage qui déstabilise la forme de la vérité et du sens. L’aphorisme, si l’on veut, c’est le « Pèse-Nerfs » de Nietzsche.

Créativité de la crise
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Apparemment bien éloignés de la sémiologie médicale, les trois auteurs que je veux évoquer ici – Artaud, Beckett, Nietzsche – n’y sont pas étrangers. Non pas seulement parce qu’ils furent tous trois confrontés plus ou moins sévèrement au risque d’un effondrement psychique, mais parce que leurs œuvres entretiennent un lien singulier à l’idée de crise. En ce sens, ils peuvent nous aider à mieux comprendre la relation si étrangement indissociable entre crise et création – comme si contrairement à l’idée reçue, on n’écrivait qu’au prix d’un déséquilibre préservé, dans l’endurance de l’insécurité. Devrait-on alors cultiver l’insécurité ? Un tel mot d’ordre apparaîtrait évidemment choquant de nos jours où le mot de « sécurité » est si constamment appelé en renfort pour préserver notre repos quotidien, apaiser nos angoisses et nos peurs, qu’elles soient individuelles ou collectives. Qui oserait faire l’éloge de l’insécurité, fût-elle créatrice ?

Créativité de la crise
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