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Critique de Chestakova


Troisième lecture pour ce Livre-Monde.
L'émotion est vive, la sidération intacte, le choc peine à être amorti.
Deux mois de lecture attentive et patiente, crayon en main, pour relever les coups de poings, portés par l'auteur, contre cette perversion de la révolution qu'est devenue l'URSS de Staline, bien avant, et bien après les années de guerre, et jusque au plus profond des combats contre le nazisme.
Ma pensée va d'abord à l'auteur, à ses doutes, ses interrogations, ses angoisses, au fur et à mesure de l'écriture du livre. Dix années d'écriture qui coexistent avec la perte de ses dernières illusions sur le régime, au fur et à mesure des exactions de l'État stalinien, jusqu'après la mort de Staline et après le 20ème congrès en 1956. Croit-il encore le changement possible lorsqu'il écrit à Nikita Krouchtchev en février 1962, un an après avoir vu le KGB perquisitionner chez lui et saisir son manuscrit.
« Je vous prie de rendre la liberté à mon livre …»
« Ce livre ne contient ni mensonge, ni calomnie, seulement la vérité, la douleur, l'amour des hommes »
Je reprends ses mots, qui disent si bien ce qu'il a écrit : la vérité, oui, dans la bouche de ses personnages, une foule de personnages autour de la famille Chapochnikov de près ou de plus loin, à Stalingrad, en Ukraine, à Kazan, Kouïbychev, Saratov, Moscou, en Sibérie ou dans la steppe kalmouke.
Grossman les saisit dans leur quotidien, à hauteur d'homme ou de femme. Ils sont mécaniciens, gardien d'usine, aviateur, tankiste, paysan, commissaire politique, ingénieur, militaire, ils travaillent à l'arrière dans les villes de la Volga où la population de Moscou s'est repliée, ils se battent sur le front, ils ont été faits prisonniers en aout 42 par les allemands, ils ont été envoyés en camp par la Tchéka, ils découvrent qu'ils sont juifs et parqués pour cela dans des guettos avant de subir la sélection et de mourir dans une chambre à gaz, ils sont russes mais aussi allemands, officier SS ou soldat dans les camps, au sein des sonderkommandos ou sur le front, dans les éventrements de Stalingrad, dans l'encerclement final, vivants sous les bombes puis morts quelques minutes après, comme ceux d'en face.
« Vie et destin » est un hymne à l'humanité, dans ses doutes et ses erreurs, dans sa diversité, et la radicale individualité de chacun. C'est un hymne à la liberté, et certains en ont une idée plus précise que d'autres, comme Grekov qui assure le commandement de la maison 6bis à Stalingrad, face aux allemands, là où, sous les bombes, le soldat Serioja Chapochnikov parle de « La chartreuse de Parme » avec Katia la jeune radio de 19 ans : « t'as aimé ? ».
Grekov, « le franc-tireur », accusé de n'être pas dans l'orthodoxie, le commandement lui envoie Krymov, commissaire politique, en redresseur de tort, ce dernier finira dans les geôles de la Loubianka, le régime se méfie de ses larbins.
La vérité des personnages de Grossman, c'est souvent la peur, il y a bien sûr la peur des soldats, viscérale, terrible, « son angoisse était si grande qu'il ne la sentait pas » dit-il de Novikov avant l'assaut des blindés qu'il doit lancer. Il y a aussi la peur loin du front. Nul mieux que Victor Pavlovitch Strum ne l'incarne dans le livre, éminent physicien, replié à Kazan, il est l'exemple même de l'individu conscient d'être écrasé par la force et la puissance de l'État mais incapable de résister. Torturé par le doute, il s'interroge sur les suites de cette soirée chez les Sokolov, il se souvient de ses peurs passées comme après qu'il ait jeté la Pravda par terre alors qu'il était étudiant et toutes ces nuits à se lever pour guetter la voiture qui ne passerait pas par hasard. Soumis à un véritable lynchage par ses collègues, une fois revenu à l'Institut à Moscou, il renonce au dernier moment à écrire une lettre de repentir. Quand Staline lui téléphone pour lui demander comment vont ses recherches, il s'extasie, mais derrière le retour en grâce, on lui fait signer la dénonciation d'un collègue. Il prend conscience alors, qu'il le fait contre son intime conviction, mais s'aperçoit qu'en 1937 déjà il avait accepté d'accuser ce collègue, le piège se referme.
La vérité des personnages de Grossman se vit aussi dans la douleur, et cette douleur est partout : dans les camps, au front, à l'arrière. Parce qu'il parle de sa mère à travers elle, la douleur d'Anna Semionovna qui adresse à Victor Pavlovitch cette lettre qu'elle sait être la dernière, la douleur de Sofia Ossipovna, du guetto, au train, du train à la sélection, jusque dans la chambre à gaz. Les douleurs causées par l'amour, les lettres de l'autre qui n'arrivent pas, les trahisons, les abandons, le désamour. Tout ce qui touche profondément à la nature humaine, rejaillit des personnages de « Vie et destin » et ces personnages sont sublimes jusqu'au plus allusif d'entre eux, comme cette vieille femme qui accueille Semionov agonisant. Elle le cache, elle le nourrit, elle le lave. Les personnages de femmes ont dans le roman une force incroyable, elles assument leur vie, leurs amours, elles résistent, elles incarnent l'humanité et souvent la bonté.
L'amour des hommes oui, Grossman le porte tout au long de ses pages, avec la conscience que leur destin, en Russie ne va pas dans le sens de la liberté à retrouver, au contraire il s'en éloigne et la troisième partie du livre porte un pessimisme lourd, celui d'un homme résigné. Il fait dire à Krymov dans les fers de la Loubianka : « les temps nouveaux n'avaient besoin que de la peau de la révolution et on écorchait les hommes encore vivants »
La révolution bolchévique resterait dans ses fondements une différence de taille avec le nazisme, mais qu'en reste il ? Grossman construit dans le livre une comparaison minutieuse des deux états totalitaires qui oppriment et écrasent. Il fait prophétiser par Liss le SS, la victoire de l'URSS et la défaite du nazisme, pour dire alors : « Si c'est vous qui gagnez, nous périrons, mais nous continuerons à vivre dans votre victoire. »
Que reste-t-il donc aux hommes sinon d'être des hommes ? de vivre au plus près de ce qu'ils ont d'humain, comme Novikov qui retarde l'assaut des blindés de 8minutes pour permettre de neutraliser les batteries qui auraient massacré ses tankistes. Staline au téléphone hurle de foncer.
Tout est dit.
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