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Critique de beatriceferon


Une petite ville islandaise frappée par un orage un peu surnaturel. C'est alors que naissent les peurs ancestrales, telle celle de l'homme en vert à la moustache éternellement couverte de glaçons et les rêves extraordinaires parfois inquiétants.
Dans son atelier, le sellier raconte des légendes aux quatorze petits pêcheurs et au fermier Gunnar, toujours accompagné de son chien noir. La femme du pasteur s'est endormie, son aiguille à broder entre les doigts. Des phénomènes étranges se passent à l'école, où le directeur pérore pendant des heures, dans le salon de coiffure, à l'église. Rythmés par le bruit des gouttes de pluie, songes et récits s'enchevêtrent. L'eau monte. Est-ce le déluge ? La fin du monde ?
J'aime beaucoup la littérature nordique et tout spécialement islandaise. Ce livre, dont le titre me paraît joli, je le repère dans la liste proposée lors d'une opération Masse critique de Babelio.
Je ne connais pas du tout l'auteur. En dépit de quelques recherches, je n'en apprendrai pas beaucoup plus sur lui que ce qui figure en quatrième de couverture. Il a récolté de nombreux prix prestigieux. « Le testament des gouttes de pluie » est paru en Islande en 1986.
A la première page figure la mention « roman ». Pourtant, d'entrée de jeu, je suis désarçonnée. A mon avis, on peut le classer dans bien des genres, mais pas celui-là ! En effet, ce mot fait présager une histoire avec début, milieu et fin, des personnages auxquels l'auteur invente une vie et ce n'est pas du tout le cas ici.
Le lecteur pénètre dans un étrange pays, dont il peut penser que c'est l'Islande, vu le nom de l'auteur, mais rien ne le caractérise précisément. C'est vrai, quelques personnages portent des noms islandais : Gunnar ou Sigridur, mais les autres se nomment Anton, Herbert, Daniel.
L'endroit décrit, est-ce une ville ? un village ? A certains moments, on parle de hauts bâtiments, mais le plus souvent, on se sent emporté dans des temps anciens, ou dans un monde imaginaire, magique. Voici la « petite maison peinte en blanc à laquelle mène une allée couverte de dalles » où vivent le pasteur et sa femme. Là, une église, une école, un salon de coiffure et même un asile psychiatrique ou un jardin des plantes. On entre dans l'étrange atelier au plafond duquel « est accroché le squelette poli d'une baleine (…) et le long des murs, des têtes de renards empaillés. » S'y entassent aussi, comme dans l'antre d'un sorcier nordique, « des peaux de bêtes venues de pays étrangers (…) celles de trois ours polaires (…) des boucliers, des poignées d'épées décorées, des selles et des rênes... » C'est la demeure du sellier, qui trône sur un imposant siège, peut-être venu du monde des dieux et des mythes, du haut duquel il raconte des histoires à l'auditoire tout en serrant sur son ventre un baril de bière.
Ces « objets décoratifs qui mélangent les époques et font de l'atelier un monde tellement à part que tout y semble animé d'une vie autre que celle des bâtiments alentour et de l'asile près de la mer » me font croire (mais ai-je vraiment tout compris?) qu'il ne faut pas chercher une quelconque logique. Au contraire. Il faut se laisser porter par le récit, tantôt fantasmagorique, tantôt onirique, tantôt merveilleux, tantôt terrifiant, comme dans le conte que narre le sellier aux pêcheurs et au fermier. Toute sorte d'histoires s'entremêlent, rythmées par le bruit de la pluie qui finit par s'immiscer partout, comme le déluge. Les gouttes transparentes deviennent rouge sang. Une aiguille menaçante offre une présence récurrente. Elle pique le doigt de la brodeuse comme la quenouille qui enverra la Belle dans un sommeil de cent ans. Sigridur sombre, peu à peu, dans des songes tourmentés, laisse tomber le canevas avec le visage tutélaire de Jésus, glisse dans d'affreux cauchemars, s'éveille en sursaut, se rendort.
Le style, très étrange, est en accord avec cet univers flottant. Ne s'agit-il pas d'une unique phrase qui, soudain, s'interrompt quand on ne s'y attendait pas, par un point déstabilisant : « Chacun, sauf, peut-être, le chien. », pour se poursuivre ensuite, comme si de rien n'était, parfois même d'un chapitre à l'autre.
Il me semble déceler des similitudes entre ce texte et celui d'autres auteurs islandais. Comme chez Jon Kalman Stefansson, le ton est incantatoire. Des marins voguent sur des océans gelés, le décor disparaît sous la neige. Chez Einar Mar Gudmundsson, c'est la pluie qui noie tout. J'y vois le symbole de la lutte entre paysages et coutumes anciens, qui font le charme de l'Islande et la modernité, qui envahit le pays, le change, le métamorphose dès la création de la route circulaire, ainsi qu'on le voit chez Kristin Marja Baldursdottir, qui évoque, dans son magnifique roman « Karitas », des femmes dont les mains sont crevassées par le sel avec lequel elles conservent les poissons. Ce livre évoque, lui aussi, cette pratique. Comme chez Arnaldur Indridason, un homme se perd à jamais dans les montagnes. Et, bien sûr, j'ai souvent pensé aux récits biscornus de Jorn Riel (qui est danois, lui). Ainsi apparaissent des personnages tirés de contes et légendes ou de rêves et cauchemars. Tantôt, on croit poser le pied sur un tapis moelleux, mais c'est l'eau glacée qui envahit la maison, quand ce n'est pas une aiguille acérée qui vous transperce le talon.
Certains êtres sont hors du temps. Ils sont âgés de trois ou quatre cents ans. L'alcool ruisselle à flots : « la boisson proposée est loin d'être de la pisse d'âne : on trinque et elle coule en douceur avec la nourriture, le poisson séché, le mouton fumé, les "flatkökur", et toutes les douceurs qu'on conserve dans la saumure.
C'est pourquoi j'ai laissé mon esprit flotter au gré des courants, tantôt paisibles, tantôt menaçants et tempétueux, se perdre dans cet écheveau de contes, légendes, rêves, et cela ne m'a pas déplu.
Je ne conseillerais pas cette histoire à ceux qui cherchent de l'action, du rationalisme, de la rigueur. Que ceux qui veulent pousser les portes d'une autre dimension s'y aventurent.
Pour moi, je remercie l'opération Masse critique et les éditions Gaïa de m'y avoir emmenée.
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