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Critique de Tempsdelecture


Lisant et aimant la littérature russe, je m'attendais à tout sauf à ce style: ce ton léger, facétieux, une histoire désopilante et burlesque, qui frise constamment l'absurde, et grâce à laquelle, je me suis surprise à rire à haute voix plusieurs fois. Non, nous sommes bien loin de Dostoïevski, de Berberova ou même d'Oulitskaïa (que je lis actuellement), rien de tout cela. Une bookstagrammeuse m'a parlé du Pingouin d'Andreï Kourkov, que j'ai lu il y a bien longtemps, et je crois qu'effectivement on peut rapprocher ces deux romans à travers cet usage de l'absurde. Bref, on sort un peu de cette gravité, de cette profondeur caractéristique de beaucoup d'auteurs russes – que j'aime tant. On est loin du drame et de la tragédie à travers ce récit un peu plus futile en apparence, plus contemporain il est vrai, qui, à mon sens, reflète davantage cet air du temps où tout se vit sur l'instant pour contenter ses désirs immédiats, où l'on ment pour obtenir ce que l'on souhaite ou pour contenter les autres, s'éviter trop d'ennuis, où l'on trompe – car, surtout, il ne faudrait pas voir à trop se compliquer les choses à être honnête!

Micha est un jeune homme irresponsable comme il en existe partout en Russie, en France et dans le monde: il a perdu son travail au bout de quatre mois à la multinationale Red Star Industries à force de négligences et de ne pas prendre son travail au sérieux. Micha, qui a passé deux jours à se saouler et a donc omis de remplir les documents pour la livraison de marchandises, qui s'est battu avec les policiers lorsque ceux-ci sont venus au bureau pendant la beuverie organisée du jeune homme. Micha l'inconstant auquel tout le monde a tourné le dos à cause de son insouciance, de son irresponsabilité et qui se voit contrait à accepter cette proposition de travail plutôt inhabituelle et farfelue. Un jeune homme désoeuvré, désargenté, sans même aucune valeur réelle, auquel rien ne fait peur, pas même le recours à la prostitution lorsqu'il pousse son jeune compagnon à diversifier le champ de ses expériences, sauf peut-être la balle qu'il se prendra accidentellement.

le duo Sergueï-Micha est plutôt mal assorti et invraisemblable: à la frivolité de l'aîné s'oppose la circonspection, l'inhibition, la retenue du second. Serioja vit seul avec son père, qui travaille beaucoup, ayant été abandonné quelques années auparavant par sa mère qui est partie vivre en Suisse. Mikhaïl a du mal à s'attacher aux personnes qui l'entoure, il tend à vivre pour le plaisir immédiat. Sergueï vit dans son cocon, dans le regret de sa mère, amoureux de sa petite-amie Marina. le premier essayant d'accomplir au mieux la tâche qui est la sienne en essayant de débaucher son protégé, c'est le second qui mène le jeu et se servira de Micha pour aller voir Marina. Mais la jeune fille a plus tendance à ressembler à Micha, libre de ses mouvements et inconstante, et par voie de conséquence, elle va se rapprocher de lui. Cette rencontre avec Marina va être le point de départ d'un imbroglio inextricable, voilà que Micha va s'embarquer dans un fil de mensonges sans fin, un gros noeud de boniments qui ne va cesser de prendre de l'ampleur et que Micha ne parviendra pas à démêler, pour ne blesser ni les uns ni les autres. Mais Mikhaïl n'est pas le seul à mentir: Serioja, Marina et bien d'autres excellent tout autant dans le mensonge.

La narration se passe en 1998, peu avant la démission de Boris Eltsine, le 31 Décembre 1999, et l'élection de Vladimir Poutine le 26 mars 2000 à la tête de la présidence russe grâce à cette nouvelle classe sociale russe que l'on appelle « nouveaux russes ». Ceux-là même qui ont contribué à l'éjection d'Eltsine hors du Kremlin et ont laissé à Poutine les rênes du pouvoir russe. Cette nouvelle classe sociale marque en parallèle le développement du capitalisme ainsi qu'une flambée exceptionnelle des prix en Russie, causée par la crise financière de 1998 ayant provoqué l'inflation exceptionnelle du rouble et la dollarisation de la monnaie russe. La trame du roman s'appuie sur cet arrière-plan économique où ces nouveaux russes ne cessent de s'enrichir au détriment des classes moyennes s'appauvrissant de plus en plus. En outre, cette influence occidentale grandissante dans la culture est très présente à travers la description de la société de consommation: Mac do, Audrey Hepburn, les scènes d'attentat et de fusillade tout droit issues des séries télévisuelles. Cette influence étrangère – et peut-être plus particulièrement américaine – est incontestable et il me semble qu'elle fait figure ici de perversion de la société, de cette légèreté dont se sert Guelassimov pour écrire et qu'il dénonce à travers l'absurdité des situations et des êtres qui les peuplent: inconsistance des personnages qui ne se préoccupent finalement de rien d'autre que d'eux-mêmes, désintérêt total vis à vis du travail, indifférence de Mikhaïl qui n'hésite pas à trahir son protégé et lui voler sa petite amie, détachement de cette même petite amie qui n'hésite pas à papillonner d'homme en homme, désaffection d'une mère qui préfère aller se remarier en Suisse quitte à abandonner son fils, démission d'un père, qui au lieu de s'impliquer personnellement dans l'éducation de son fils, préfère embaucher un jeune homme inadapté pour dévergonder ce fils. Égoïsme, individualisme, cet ensemble de personnages incarne les égarements de cette société russe qui s'occidentalise dans le mauvais sens du terme. C'est l'appât d'une Ferrari qui perdra Sacha-Mercedes (!) le vieux camarade dont Micha cherchera à se venger. Voila mon ressenti: Guelassimov dénonce en quelque sorte cette perte d'identité et de tout ce qui caractérisait la Russie qui a adopté les références et les modes de vie américains et européens.

On retrouve ici en effet dans la dernière partie de ce roman une cascade de rebondissements qui laissent penser à une banale fiction policière où gangsters et victimes s'affrontent dans d'ubuesques échauffourées. Des revolvers, des courses poursuites, des braquages. Mais ici tout prend des airs de ridicules, du revolver dont personne ne sait se servir, des menottes en pacotille, du voyou à deux roubles qui sera presque tué non pas à cause d'une fusillade mais d'une simple allergie au sparadrap. Sacha-Mercedes qui semblait être le persécuteur de Marina, ayant ruiné la famille après la mort du père, n'apparaît finalement qu'être l'instrument d'un chef encore plus vicieux et avide que lui issu de ce système perverti. C'est un être, faible et miséreux, qui s'avère être encore plus pitoyable que les personnes qu'il a escroquées, Marina et Micha son petit frère, qui bénéficient eux d'un lien familial unique et sacré qui, au milieu de ce fatras d'ennuis, est d'une valeur inestimable. Dans ce chaos et cette morosité ambiants, c'est un des seuls liens qui a encore du sens et qui peut encore unir et réunir les gens, seul lien où la sincérité subsiste.

C'est sans aucun doute un roman désopilant avec ses personnages d'une banalité confondante qui tentent de survivre dans un monde impitoyable et qui laisse peu de places à ceux qui échouent à s'y adapter et à suivre. On observe la dissolution de l'individu mais aussi des relations amicales, amoureuses, familiales. Malgré ce désenchantement et cette désillusion apparents, la cocasserie des situations, l'humour décapant de la langue de Guelassimov laissent tout de même place à une réjouissante lueur d'espoir. Dans le monde de Mikhaïl, Sergueï et Marina, tout n'est pas à jeter, finalement.
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