Citations sur La Sonate de l'anarchiste (8)
Je n'ai jamais souhaité être un clown, tu comprends. Je ne savais pas que pour devenir un artiste réputé il fallait se comporter comme un industriel calculateur. On m'a appris à jouer, à composer, pas à reconnaître les mains qui pouvaient m'être utiles et que je devais absolument serrer, tout en ravalant ma salive !
Depuis qu'il avait entrepris son travail de composition, le pianiste avait maintes fois constaté les effets que sa musique entraînait. Dès qu'il interprétait ses oeuvres, son auditoire passait dans un état de conscience altérée. Tout ce qui tenait de la volonté ou de la raison paraissait mis en suspens. Le premier et le dernier son d'une ballade étaient comparables à deux vibrantes parenthèses entre lesquelles s'évanouissait toute réalité, toute logique. Au gré d'une simple valse, il pouvait susciter des petits sourires, des mimiques de ravissement. Il avait même, une fois, alors qu'il arpegeait les ultimes notes d'une marche funèbre, surpris l'expression de profondeur affliction qui s'était emparée de certains Et c'était lui, c'était bien lui qui avait fait naître ce sentiment nostalgique qui accablait les visages ! Il avait cette capacité.
Un secret qu'il allait partager sans en révéler les arcanes, qui, dès les premières mesures,déferlerait sur les chaises accolées, recouvrirait l'intégralité du salon en vague gourmande, ourlée d'une écume de sons irrésistibles qui s'insinuerait dans les oreilles , les esprits.
- Mais qu’est ce qui n’est pas artificiel, dans ce monde, Fédor ? La musique même est un artifice ! (Il désigna un promeneur qui s’éloignait.) Lui, avec sa canne, ses souliers vernis et son chapeau melon, vous l’avez vu ? Croyez-vous qu’il ne soit pas « artificiel » ? Et cette pelouse qu’un jardinier s’ingénie à tailler plus ras, croyez-vous que ce soit son état naturel ? Tout est artifice, Fédor ! La vie est un artifice ! La vôtre, la mienne. (Il se calma.) Vous savez ce qui est tout aussi « artificiel » ? Vos doutes… votre volonté !
Après tout, la mort restait un ultimatum, le plus simple qui nous ait été adressé : vivez. Empaquetez vos craintes, vos récriminations, vos colères, vos fausses espérances, vos idoles. Vivez ! Car l’ultimatum expire. Les menaces ne sont pas vaines. Les illuminés réfractaires, rejetant l’injonction, recevront une sanction plus odieuse que la souffrance, que la « libération » : le pied de nez des souvenirs insipides. La grimace du néant.
Avait-il déjà considéré la portée de son «talent » ? Il s’en était étonné. Puis il s’en était amusé, grisé. Mais avant cela, avait-il vraiment réfléchi à la responsabilité qui incombait à un artiste vis-à-vis de son public ? Il jouait pour les autres, c’était indubitable mais, partant, est-ce qu’il ne jouait pas avec eux ?
Soudain, le buste de Fédor Carmaut retrouva sa position initiale, dans le haut du clavier. De nouveau, ses mains gracieuses effectuèrent leur ronde incessante, répétant leur motif rassurant. Peu à peu, l’angoisse impromptue se dissipait. L’homme avait la sensation de reculer, de s’éloigner d’un gouffre de mélancolie dans lequel il s’était apprêté à jeter sa volonté, sa santé mentale…sa vie. Le soulagement le disputait au dépit.
-Oh ! Les livres ne font que raconter la vie avec des mots choisis, philosopha Léon. Ce que l’on tient pour farfelu est certainement bien en deçà de la réalité. Songez ce que vous êtes capable de faire avec un piano… Ça semble impossible, et pourtant c’est réel, bien réel ! Eugène Sue peut aller se rhabiller !