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Critique de Laureneb


Ils sont bien sympathiques ces Américains : tout sourire, démonstratifs et chaleureux, se présentant par leurs surnoms, disant toujours « ok » ou « take it easy ». Ils mangent bien, distribuent des cigarettes, des chewing-gum, du chocolat... Ils sont éduqués, cultivés...Et puis, surtout, ce sont des libérateurs du pays en ce début d'été 1944. Ils sont donc accueillis par les bals, les sourires des filles, les flonflons de l'accordéon. L'auteur restitue donc toute cette atmosphère de légereté qu'on associe à la Libération.
Mais la guerre n'est pas finie. On entend encore les bombardements, on voit passer des files de blindés, des soldats prisonniers, des ambulances... L'atmosphère légère n'est en réalité qu'une toile de fond, c'est le malaise et l'angoisse qui prédominent. Dans des paragraphes de quelques lignes saississant, l'auteur évoque les horreurs de la période : arrestations arbitraires d'un homme dénoncé – et non jugé – coupable de collaboration, une boutique saccagée car son propriétaire a un nom d'origine germanique, la milice – des Français donc, pas des Allemands – qui attaque un maquis et torture des civils. Il décrit aussi les vengeances sur le corps des femmes, avec une femme tondue en public, une autre attaquée chez elle, accusées par la foule d'avoir couché avec des Allemands. Et il y a cette scène bouleversante de moins d'une page, où il entre chez une vieille femme, claquant la porte, claquant ses brodequins militaires contre les marches, sans comprendre tout de suite pourquoi cette femme juive terrorisée qui a perdu plusieurs membres de sa famille dans des rafles n'ose pas ouvrir la porte...
Et ces Américains sont-ils si sympathiques que ça ? Guilloux ne le dit pas clairement, non, mais on sent un malaise, une retenue, qui se ressent dans l'écriture même qui reste très allusive, ne dit pas les choses de façon affirmée. Nous ne sommes qu'en août 1944, mais certains soldats prévoient déjà une troisième Guerre Mondiale contre les Soviétiques. Eux qui sont pleins de certitudes, qui pensent se battre pour la liberté et la démocratie, ne comprennent pas pourquoi les Français ont plusieurs partis politiques. Ils se battent contre le nazisme, mais jugent chacun d'entre eux selon sa couleur de peau ou son origine : le Peau-Rouge, les soldats noirs, les juifs. Ces préjugés racistes se doublent de préjugés de classe : le jeune homme de bonne famille, violoniste, avocat, regarde avec un certain mépris le petit voyou du Bronx.
Jugent, c'est le mot oui. Car le Narrateur, L Auteur lui-même, assiste à plusieurs procès militaires, des crimes (viols ou meurtres) commis par des soldats américains sur les populations locales, les Bretons donc, les femmes bretonnes essentiellement. Or, avec presque une forme de naïveté au départ, qui est peut-être un refus de voir la vérité, il demande pourquoi ces accusés sont-ils tous des Noirs ? Est-ce que le camp de prisonniers est un camp pour Noirs ? Avec naïveté aussi dans leurs réponses, ses amis soldats ne comprennent quasiment pas : non, seuls les accusés sont jugés ou emprisonnés, quelque soit leur couleur, et ce n'est qu'un hasard statistique si ce sont seulement des Noirs... le racisme intériorisé est tel qu'ils ne se posent pas la question des causes. Ils ne voient pas non plus – ou ne veulent pas voir – que lorsqu'un soldat blanc est arrêté pour des faits similaires, il est acquitté...
Guilloux parle anglais, apprécie la culture américaine. Il a des idées politiques communistes. Or, ce qu'il voit entre en contradiction avec avec ses convictions et ses valeurs. L'écriture est donc toute en retenue, le texte lui-même a mûri et maturé pendant trente ans avant d'être publié, parce qu'il souffre de tous ces décalages. Sans le dire clairement, on comprend qu'il a été proche des résistants – il ne déclare pas précisément avoir eu un rôle actif, mais au moins de soutien, et ne peut accepter que les libérateurs et les libérés puissent finalement se comporter aussi mal que les occupants.
Un texte très court, mais très puissant, qui dans son écriture même traduit toutes les ambiguïtés de la période qui suit le Débarquement et le début de la Libération – même si, pour moi en tant que Normande, le Débarquement est d'abord celui de Normandie...
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