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Critique de Woland


Krutoï marshrut
Traduction : Geneviève Johannet


La première partie de l'oeuvre de Guinzbourg, que nous connaissons en Occident sous le titre de "Le Vertige", est sortie en Italie au milieu des années soixante. le texte avait voyagé jusqu'à Milan par l'habituelle voie clandestine de l'époque : le samizdat. le succès remporté, l'émotion soulevée par ce récit si prenant et si habilement mené, entraînèrent évidemment la parution de la seconde moitié qui reçut chez nous le titre de "Le Ciel de la Kolyma."

Guinzbourg y relate ses années de camp, sa rencontre avec celui qui deviendra son second mari, le médecin Anton Walter, un Russe originaire de Crimée mais dont les ancêtres étaient arrivés en Russie sous le règne de Catherine la Grande, les difficultés auxquelles se heurtent les condamnés ayant achevé leur peine et rejoignant la vie civile en qualité de "relégués" et, bien sûr, la fin de Staline et le changement d'atmosphère qu'elle entraîne dans toute la Kolyma.

Le titre de la première partie faisait référence au "vertige" ressenti par la narratrice se voyant sombrer dans l'infernale spirale de la violence stalinienne. Cependant, s'il y a un adjectif que l'on se sent obligé d'utiliser après la lecture du texte tout entier, c'est "vertigineux."

Depuis le début, accroché à une Evguénia Guinzbourg d'abord incrédule, puis résignée, et enfin bien décidée à lutter jusqu'au bout et, chose encore plus essentielle, à préserver son intégrité morale et intellectuelle, le lecteur se sent lui aussi aspiré, contraint de plonger au plus profond d'une dictature pour mieux en saisir le fonctionnement et la démence sous-jacente. On parle beaucoup du "devoir de mémoire" pour certains événements de notre cher XXème siècle - toujours les mêmes, d'ailleurs. Ce "devoir", il convient aussi de l'évoquer et de l'évoquer encore au sujet du totalitarisme soviétique. En effet, si celui-ci semble avoir disparu en Russie, il continue à fleurir dans de nombreux endroits de la planète, notamment en Asie. Ce qui prouve qu'il est toujours bien vivant et s'est contenté de changer de peau, tel un monstrueux serpent idéologique et politique tapi dans son coin et attendant, espérant ...

Avec une incroyable sûreté et un sens aigu du détail, Evguenia Guinzbourg nous restitue des jours qui furent, pour elle et pour tant d'autres, à la fois apocalyptiques et sinistrement réels et même, on peut l'écrire, banals. Si les récits des rescapés des camps de la Mort nazis conservent toujours - en tous cas pour nous, et tant pis si cela en choque certains - quelque chose de wagnérien, dans l'optique germanique et scandinave du "Crépuscule des Dieux", dans l'effondrement, la décomposition empoisonnée et méphitique de tout un monde, le tout éclairé par les flammes vacillantes et démoniaques des crématoires en folie, celui de Guinzbourg dépeint une apocalypse humaine, où les engelures et les doigts de pied qu'on ampute sont monnaie courante, où le scorbut règne en maître, où, surtout, une Administration implacable, un système qu'on ne voit jamais mais qu'on devine toujours, fait aujourd'hui d'un mensonge une vérité et vice versa. Cette apocalypse-là ne veut pas engloutir les dieux qui l'ont déchaînée : si l'on pense aux flammes, ce sont à celles du Moloch-Baal antique, si l'on pense à un univers, c'est à celui du "Dépeupleur" de Beckett.

L'impression qu'on en retire est difficile à définir. Mais elle tendrait en tous cas à établir une différence entre les totalitarismes. Non pas en matière de gravité ou d'importance : seulement pour leur essence et bien que, au final, le résultat recherché et obtenu, la destruction de l'esprit avant celle du corps, reste le même. ;o)
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